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Alice Neel. Seeing who we are



Une peintre américaine (1900-1984) va être exposée au centre Pompidou et dès à présent dans une galerie Bruxelles. Femme libre et indépendante, représentante de l’intersectionalité avant l’heure, ses portraits surprennent.

Alice Neel 1929

L’exposition était prévue à l’été 2020, tout était prêt, y compris le catalogue. Las, le Covid en a eu raison. Mais en automne, la grande rétrospective de l’œuvre de cette femme aura bien lieu.
Cela risque d’être détonnant : « Tout au long de sa vie, cette femme radicale, membre du parti communiste, ne cesse de peindre les marginaux de la société américaine, ceux et celles qui sont écartés en raison de leurs origines, la couleur de leur peau, leur excentricité, leur orientation sexuelle ou encore de la radicalité de leur engagement politique.  » écrit Angela Campe, la Commissaire.
Devenue une icône du féminisme militant anticipant les débats actuels, elle expliquait en 1971 : «  J’ai toujours pensé que les femmes devaient s’indigner et cesser d’accepter les insultes gratuites que les hommes leur infligent. » Et ses nus féminins, expressionnistes, sont sans sentimentalisme.
Une galerie de Bruxelles a fait une exposition qui n’a pas échappé à Guy Gilsoul.
JD

Olivia et John

« Je ne sais pas ce que tu comptes faire dans le monde, tu n’es qu’une fille. »Que peut répondre à sa mère, celle que toute la vie va écorcher ? Et pourtant, une trentaine d’années après sa mort, quatre expositions (à Helsinki, La Haye, Hambourg et Arles) vont faire d’Alice Neel (1900-1984), l’une des artistes américaines les plus recherchées. En 2021, une vaste rétrospective, montée au Metropolitan Museum de New York a voyagé jusqu’au Guggenheim de Bilbao d’où elle est partie pour le musée des Beaux-Arts de San Francisco alors que le Centre Pompidou se prépare pour accueillir dès octobre, un ensemble très important d’œuvres sous l’angle de l’engagement social de l’artiste.

Pour l’heure, la galerie Xavier Hufkens à Bruxelles propose un large éventail du travail de cette portraitiste rebelle tout à la fois aux beni-oui-oui d’un style prôné par les écoles d’art pour filles sages qu’elle fréquenta en Pennsylvanie et aux abstractions prônées par les idéaux de la modernité new-yorkaise. Dès 1926 et sa première exposition à La Havane où elle vit alors avec l’artiste avant-gardiste Carlos Enriquez qu’elle a épousé deux ans plus tôt, elle choisit le face à face, le portrait.

Mais a-t-elle vraiment choisi de peindre comme elle l’a fait ? Non, la vie d’adulte ne lui a pas permis, et ce, pour deux raisons. D’abord, par la violence de son quotidien à la fois de mère et de femme. Alors que l’amour puis son mariage paraissent lui sourire, sa première petite fille meurt à un an de la diphtérie. Ensuite, par la séparation avec son époux qui, de retour dans son pays natal, emporte avec lui sa deuxième fille née en 1928. À partir de là tout se dérègle, Alice Neel s’enfonce dans la dépression jusqu’à la tentative de suicide et à l‘enfermement en asile psychiatrique. La crise économique américaine ne va rien arranger. En 1930, elle peint un tableau hallucinant titré « Degenerate Madonna ». Quand en 1931, sans ressource, elle s’installe dans le quartier multiethnique du Greenwich Village puis dans le Spanish Harlem, l’Amérique vit ses heures noires. Désormais, elle va peindre « les gens » qui vivent autour d’elle, et ce, sans concession, sans séduction. Sans séduction aussi, le corps des femmes livrées à une nudité aussi belle que cruelle.

Richard

L’attitude relève d’un réalisme tout en empathie pour tous les singuliers, déclassés, hors-champs, amoureux et blessés de la vie qu’elle ne quittera jamais même si, plus tard, elle fréquentera le milieu underground (un portrait de Warhol tout en fragilité de l’être) et son cortège d’influents. En attendant, elle intègre les milieux marxistes, donne naissance à un premier fils, Richard et peu après tombe amoureuse de Sam Brody, un photographe militant communiste dont la jalousie se reporte de façon violente sur le gamin qui, à l’âge d’un an était presqu’aveugle (suite aux carences alimentaires) et dont elle signe un portrait, les yeux noircis par la peur et les mains crispées comme des griffes.
En 1941, Alice Neel, à nouveau enceinte, donne naissance à Hartley, l’enfant béni du photographe. Mais rien ne s’arrange : « En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas.  » D’où la question : que cherche le peintre dans ce face à face très réel avec ses modèles ? À défendre une cause ou à se défendre ? Il y a bien dans l’œuvre quelques scènes de rue, mais l’essentiel est bien dans ces face-à-face qui sont autant de relations en miroir de son être au monde. Si la manière, souvent cernée de noir dans les premières années, se fait picturalement plus légère, plus claire et plus colorée, un élément du visage, les yeux, demeurent la focale essentielle de la figure, et ce dès un premier portrait de bébé daté de 1930. Dans l’exposition bruxelloise, les époques se mêlent en même temps que les personnalités, jeunes ou vieux, enfants ou vieillards, solitaires ou en couple.

Ralphie

Mais un tableau m’a particulièrement retenu, « Ralphie ». Parce que je ressens dans l’image de ce petit garçon peint en 1942, la violence, la peur, l’abîme qu’elle vit en elle-même et reconnait dans le regard de l’autre et surtout lorsque celui-ci est un enfant. Comme Santillane, Richard ou Hartley.
L’autre est une proie sur laquelle le regard d’Alice Neel plonge. Le plancher donne le vertige et le chromatisme des gris et des verts sombres pèsent lourd sur le sentiment de solitude et d’enfermement. Aux jambes trop maigres, trop osseuses, répond la tête, agrandie qui affronte la peintre. Aucun sourire, les lèvres demeurent soudées, mais les sourcils sont en point d’interrogation et les yeux mettent le feu dans la morbidité ambiante. En un mot, le portrait de Ralphie, un condisciple des enfants d’Alice Neel, est un vrai portrait qui du coup est aussi, comme l’écrivait André Breton, « un oracle qu’on interroge  ».

Guy Gilsoul


Légende Ralphie, 12942. Courtoisie la succession d’Alice Neel et Xavier Hufkens, Bruxelles. Photo : HV-Studio
Guy Gilsoul

Bruxelles, Galerie Xavier Hufkens. 44 rue Van Eyck (1050). Jusqu’au 5 mars 2022. Du mardi au samedi de 11h à 18h. www.xavierhufkens.com

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