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Jitish Kallat. Phase Transition



Comment cet admirateur de Gandhi opère –t-il son retour à la peinture ? En méditant sur la connexion entre le quotidien et le cosmique, en expérimentant sans cesse. Galerie Daniel Templon

Le visiteur qui arrive dans les expositions permanentes du Centre Pompidou est accueilli par « Baggage Claim », un très large triptyque coloré réalisé en 2010 par Jitish Kallat, l’artiste indien internationalement reconnu qui vit et travaille à Mumbai où il est en 1974. Dans cette dénonciation des ravages de la mondialisation, quatre hommes attendent dans la gare de Mumbai ; leur chevelure évoque les embarras de la ville-monde, surpolluée, accidentée. L’artiste alerte sur les dangers de l’urbanisation non maitrisée et sur la perte d’humanité qui s’ensuit.

À la galerie Templon, Phase transition est une nouvelle exposition de facture totalement différente qui signe son retour à la peinture, après qu’il ait exploré d’autres médias depuis quelques années. Elle pose une question plus générale, celle du renouvellement de l’inspiration et du style d’un artiste, ce qu’il garde, ce qu’il découvre et comment il utilise les techniques contemporaines, il exprime les thèmes qui le traversent. Avec ses nouvelles toiles sombres et étranges, manifesterait-il une certaine crise de la quarantaine ?

JD

Ses récents très grands formats exercent une fascination par leur construction hybride et apparaissent nimbés de plus de mystère que dans ses œuvres antérieures. Le titre de cette série « Palindrome/ Anagram Paintings » n’éclaire pas davantage : on pourrait lire les toiles dans un sens ou un autre, et derrière chacune on pourrait mouvoir les éléments pour y trouver un autre sens, semble-t-il, suggéré !

Techniquement, l’artiste a pris le soin de faire au préalable un quadrillage légèrement coloré qui va lui servir de fond pour y dessiner des objets les plus divers, sur le mode du collage . Une interprétation du cabinet de curiosités du XIXe ? Des fossiles démesurés côtoient des dessins fragiles de végétal, tandis que des lignes brisées semblent relier des étoiles stylisées. Le dessin est partout, la couleur a cédé la place aux encres, aux formes humaines ou zoomorphes énigmatiques et délavées. Le rationnel du quadrillage est balayé par l’imaginaire débridé des dessins. Les petites phrases écrites à la main ne lèvent pas le doute. Tous les sens seraient-ils légitimes ? Sa peinture relèverait-elle des portraits exquis des surréalistes ?

Ce sont d’autres peintures ou objets exposés qui éclairent la quête de Jitish Kallat. Dans la série « Rain Studies », il a placé de petits tableaux sous des gouttes de pluie laissant des traces propices à son inspiration. Surgissent des paysages nocturnes, des ciels étoilés qui recouvrent l’univers rationnel exprimé par le quadrillage de base. Les traits au crayon retrouvent l’ancienne cartographie des constellations. À l’aléa de nature s’accroche l’imaginaire cosmique et savant de l’artiste.

Sur d’autres tableaux aux formats étirés à l’extrême, des labyrinthes semblent dessinés entre lesquels apparaissant des traces de volutes de fumée marron. Ces œuvres poétiques ont été réalisées selon une technique mise au point antérieurement : un liquide inflammable déposé sur la toile selon un dessin se consume lentement et émet une légère fumée. Placées dans des courants d’air, les œuvres ont laissé se former des arabesques douces. Là encore, la nature a participé à la production de l’œuvre qui évoque aussi des réseaux de neurones, des constellations ou des géométries sacrées.

D’autres tableaux à l’encre, minutieux comme s’ils étaient le produit de la rotation du cadre, cependant moins pop que les Spin Paintings de Damien Hirst, évoquent des volants de robes, des animaux marins ou encore des volcans vus du ciel. Ces « Emergence drawings » dessinent des formes auquel le visiteur peut accoler les noms qu’il veut, l’artiste ayant parsemé tout autour lui-même de mots. Là encore l’aléa de la production est le dessin de la nature imaginée, en écho à la minéralogie ou la géographie.

Le travail de l’artiste inclut aussi « Sightings », une photographie utilisant la technique lenticulaire, c’est-à-dire offrant des points de vue toujours nouveaux quand on se déplace (voir vidéo ci-dessous). Appliquée à des surfaces de fruits (melon, mangue, figue et prune), cette technique de macrophotographie ouvre le regard sur des univers poétiques et colorés de galaxie.

Jitish Kallat. Sightings. Phase Transition. Galerie Templon. 2019 from Voir & Dire on Vimeo.

Les points communs entre ces œuvres permettent d’éclairer le retour à la peinture de Jitish Kallat, alors qu’il garde toujours un goût pour l’expérimentation des médias.
Il n’est plus dans la description d’une société déréglée, il semble poser des questions existentielles ; il y a de la mélancolie dans les sujets et ses lavis ; sa manière de peindre est une invitation à lire le mystérieux, à parcourir les échelles du temps et de l’espace grâce à l’art. Il fait le lien entre la peau des objets, ainsi que leur forme, le cosmos, l’imaginaire de ces réalités dépassant à la fois l’artiste et le visiteur. En invitant la nature à produire des traces ou des incidents sur ses toiles, il indique que l’homme est dépendant d’un vaste environnement que l’on doit respecter pour ce qu’il se donne dans l’ineffable du dessin, de la volute ou de l’encre. Ses grands formats sont des assemblages d’objets et de références exprimées dans des teintes sombres, des pensées triturées qui échappent aux visiteurs.

«  Entre le géologique et l’aérien, la surface mitoyenne » écrivait Michel Leiris à propos de Giacometti. Cette phrase citée dans le flyer montre bien la posture de l’artiste : être poreux à tout et visionnaire. Si crise de la quarantaine il y a, il ne fait pas table rase de ses manières d’être artiste. Il donne plus de place à une peinture ambivalente, plus dessinée et sombre. Il n’a pas renoncé à questionner le devenir de la terre habitée, mais il le fait sur un mode plus méditatif et contemplatif. Il associe le petit et l’infiniment grand, ne dissocie pas les dessins d’humains de ceux du végétal ou du minéral, la présence des grands fossiles dans ses encres introduit la mesure du temps. Certains dessins semblent usés, le temps étant suggéré dans ses effets par de nombreux morceaux griffés de la toile.

Tout est lié, comme dans les philosophies orientales. Mais la spiritualité de Jitish Kallat n’est pas religieuse, elle célèbre une création gratuite au milieu des forces naturelles.

Jean Deuzèmes

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Galerie Templon. 12 janvier-9 mars 2019
28 rue du Grenier Saint-Lazare, 75003 Paris

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