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Le mur. La maison rouge



L’exposition radicale d’Antoine de Galbert, collectionneur et acheteur compulsif. Un ordinateur et ses algorithmes donnent-ils un accrochage plus intéressant qu’un commissaire d’expo proposant sa vision ? Un espace muséal saturé et un passionnant débat.

À l’occasion des dix ans de sa création, la fondation privée « la maison rouge » entre en force dans le débat sur le rôle des commissaires d’exposition, sur la place des collectionneurs aujourd’hui et implicitement sur les marchés de l’art. L’accrochage de cette exposition est à l’opposé de celle des trente ans de la Fondation Cartier, qui se tient au même moment et qui, elle, est tout en séduction formelle, monumentale, quasi didactique (lire article V&D) et explicitement globalisée.

En effet, Antoine de Galbert dont le projet initial était de montrer des collections privées [1] dans un nouveau lieu parisien à la Bastille revient à ses origines et expose sa propre et vaste collection. Comme la contrainte majeure était le linéaire des cimaises, 278 m de long sur près 3,5 m de hauteur, il n’en montre que 40%, ce qui est déjà beaucoup. Pour optimiser l’accrochage, il a confié à un ordinateur le soin d’organiser au hasard la mise en proximité de ses œuvres. Quel résultat !

En dynamitant le rôle rationnel ou la subjectivité du commissaire, en confiant le travail à une machine et à l’aléatoire d’un programme, Antoine de Galbert nous fait entrer d’une manière presque impudique dans le « désordre sinueux de [sa] tête ».

La première impression du visiteur est celle de l’excès et de l’étouffement. Il lui faut rapidement faire le deuil des méthodes de visite s’appuyant sur un catalogue commenté ou un baladeur. Il est nu et renvoyé à lui-même devant la masse hétéroclite d’œuvres dont un grand nombre d’auteurs lui sont inconnus. Surgissent alors des rapprochements intéressants, comme si le hasard faisait bien les choses. Que de questions posées par cette initiative très intéressante !

Il y a de multiples principes pour accrocher des expositions ; progressivement les commissaires ont pris une importance grandissante, leur vision s’imposant même sur les œuvres elles-mêmes. À l’origine il s’agit de choisir ce qui est donné à voir, puis de le mettre en valeur, classer - les approches classiques des musées -, démontrer, suggérer, proposer une expérience à vivre. À une époque où la culture est partout et la visite une pratique de consommation d’un bien spécifique, immatériel tout d’abord puis matériel avec l’achat (impulsif) dans une boutique (souvenir), chaque exposition se construit différemment.

« Nous ne sommes pas des artistes, mais nous construisons une œuvre en nous emparant de celles des autres » (Antoine de Galbert)

Tout commissaire entraîne le visiteur dans sa conception et sa lecture. Or le rapport est inégal entre celui qui regarde et celui qui installe, celui qui sait et celui qui veut savoir tout en prenant du plaisir ; d’où la multiplication des médias et critiques (y compris à Voir et Dire…) pour décrypter, contester le commissaire et apporter un regard décalé.

Quelques initiatives ont bien vu le jour pour contester cette manière de faire et pour inclure un peu plus de neutralité (par exemple l’arbitraire de l’ordre alphabétique d’un nombre limité d’auteurs). Mais Antoine de Galbert, observant la manière dont était classée son imposante bibliothèque, a radicalement changé la donne et a confié le soin du choix et de l’accrochage à une méthode par ordinateur de tirage aléatoire, la méthode de Monte Carlo, de telle manière à en mettre le plus possible. Il avait deux contraintes de départ : le format des œuvres et la taille des murs. Ensuite, un calcul aveugle a été effectué.

D’où, en tête de livret, l’expression facétieuse du nom du commissaire : G=E(g(X))=∫g(x)fX(x)dx !

En procédant ainsi, le collectionneur-propriétaire de l’institution-commissaire-éditeur introduit des notions qui ont rarement leur place dans les expositions : la saturation, le hasard, le relatif, le goût, le jeu, etc.

Une des conséquences directes est l’absence de cartels donnant une information sur les œuvres, la maison rouge n’avait pas de place pour eux ! Comment aurait-on pu en mettre 900 notamment pour des petites œuvres se trouvant à 3m de hauteur ? Le visiteur doit donc se reporter à quelques écrans plats disséminés dans l’espace ou disposer, telle une boussole, d’une tablette ou d’un smartphone qui vous donne une information sèche. On ne peut voir l’exposition comme les autres, le visiteur doit être branché et travailler ! Autre conséquence, la forme du catalogue et du livret de visite : non pas un livre broché au centre, mais des dépliants en accordéon aux multiples faces.

L’accumulation : « je collectionne comme je fume […] ma collection est une tabagie ». La méthode maximaliste adoptée traduit bien la place envahissante de cette exposition dans la vie du collectionneur. L’étouffement, le débordement que l’on ressent est très bien montré, une fois le premier choc passé. Le visiteur est dans la tête d’une personne plongée dans l’addiction et a en outre un droit d’entrée pour le subir, un peu comme dans les romans ou autobiographies écrits par des toxicomanes. Mais le visiteur n’est pas réellement dans les pliures du cerveau du collectionneur, car on ignore pourquoi, il y a vingt ans, ce dernier a choisi ce qui nous est montré. On en vient à se demander si les cabinets de curiosités et expositions muséales des XVIIe et XIXe siècles, construits sur des principes proches, n’étaient pas plus légers que ces avant-gardes du XIXe, cependant provocantes et captivantes.

L’aléatoire. Cette méthode est ici très parlante. L’important ne réside pas dans son objectivité et sa rationalité, mais dans la finalité recherchée : surprendre par les résultats aux murs ; il faut le reconnaître, cela fonctionne parfois avec bonheur par les sujets, des mouvements ou des couleurs. On comprend l’inquiétude d’Annette Messager quand elle connut le principe de cette exposition « À côté de qui vais-je être placée ? », un peu comme les grands diners mondains parisiens. La toute puissance de l’ordinateur remet en cause la toute puissance des commissaires que l’on a tendance à oublier quand on est sous le charme d’une expo. Avec ses calculs, la machine décloisonne, rapproche, relativise.

Le jeu. Si cette exposition est un jeu de l’esprit, ce dernier est sensé être renforcé par les ponctuations de monochromes de Claude Rutault. V&D a cependant des doutes sur leur pertinence, car ils disparaissent dans le fleuve des œuvres. On peut engager un parallèle avec la tradition du « Nouveau Roman » dépourvu de signes typographiques : quand on voit une virgule, est-ce une erreur ? Un méta sens ?

Le relatif. En exposant tout ce qu’il a acheté, Antoine de Galbert est d’une très grande honnêteté. Les inconnus côtoient les stars dans une sorte d’égalité formelle, une sorte de démocratie artistique. Le collectionneur ne s’inscrit pas dans l’histoire de l’art qui, dans la durée, classe, trie, retient, oublie ou ressort ce qui a été oublié. Ce nivellement est finalement un bien précieux car il questionne ouvertement le marché de l’art et ses dérives, quoiqu’il rende mal à l’aise le visiteur, qui sans connaître le tableau par le cartel doit se dire ce qui a de la valeur et n’en a pas pour lui. La liberté imposée au visiteur est inconfortable et risquée… En se prêtant à cet exercice, ce dernier est en fait dans une position très proche de celle du collectionneur en termes de jugement.

Le malaise tient dans ce qui apparaît comme une sorte de cure analytique : tout est mis aux murs. Quels sens doit-on donner et en quoi cela concerne-t-il le spectateur ? Au début de l’exposition, deux œuvres échappent à ce principe, une réinterprétation du jugement dernier (Gathering de NH Knox et T Thompson) dans le domaine de l’art : qui sera sauvé ou damné ? Et une œuvre ultraminimaliste : deux clous et un faisceau de lumière (Painting of light de HP Feldmann) l’image fantôme - et de dérision - d’une future œuvre à acheter !

Le goût : au fur et à mesure se dessine le goût du collectionneur. On est dans une expression de son inconscient puisque l’achat est impulsif. Les œuvres dégagent dans un premier temps une impression pessimiste du monde, hantée par le corps, la violence, la solitude, la mort. Puis ensuite une sorte d’épicurisme apparaît fait d’humour. L’exposition démontre que l’on peut exposer du mauvais goût sans que cela soit thrash. Il rend l’art proche de chacun. Montrer tout jusqu’à ennuyer sciemment le spectateur est en creux une belle dénonciation du pouvoir de séduction des commissaires événementiels. Par ses manques, le conceptuel, le minimal, la vidéo, le land art, la collection est aussi l’exposition des trous de culture ou les marques de désintérêt du collectionneur qui est avant tout un passionné. On peut aussi facilement y lire les traces des multiples artistes qu’il a montrés, qu’il a fait démarrer sur la scène artistique. Son instinct l’a amené à acheter puis à exposer.

La contestation du white cube, cette manière de présenter les œuvres dans un environnement neutre à hauteur d’yeux, est particulièrement violente et éprouvante. Antoine de Galbert la qualifie même de « barbare ». On n’est plus dans le sacré de l’art mais dans les items de la génération Internet. L’arbitraire de l’ordinateur remet-il en cause nos habitudes ? Le déplaisir de la présentation incite-il à revenir à nos plaisirs habituels des expositions « standards » ou à trouver dans « Le mur » un autre sens aussi jubilatoire ?

Le spectateur ne peut sortir indifférent de cette exposition qui est le produit d’une machine par définition ne pensant pas.

Si en creux apparaissent des questions salutaires et de fond, d’autres émergent sur la personnalité de ce collectionneur atavique et très inspiré. On peut en formuler quatre types :
  La machine apporte-elle plus de neutralité ou détruit-elle la subjectivité du commissaire ? Non, car, ici, les matériaux de base, les œuvres achetées, sont empreints de la grande subjectivité initiale du collectionneur. La machine ne produit pas un plaisir supplémentaire à la visite, elle perturbe la linéarité du récit qu’est toute exposition et se limite à produire des dérèglements de sens, certes excitants pour l’imaginaire. Si tous les tableaux sont à base de rose, l’ordinateur ne mettra pas de gris…
  Sur quelles bases économiques conçoit-il une telle exposition ? Le modèle semble différent de celui d’un François Pinault, qui achète revend, expose, garde, fait monter les cotes de ses artistes pour mieux les revendre. Mais jusqu’à quel point ?
  Implicitement, Antoine de Galbert conteste les règles du marché qui impose du chiffre et demande aux commissaires de séduire, il conteste leur toute puissance médiatique et le jeu des critiques qui vont avec. Mais lui-même n’est-il pas dans un autre type de toute puissance en tant que « collectionneur-propriétaire de l’institution-commissaire-éditeur » ? Certes, il se dévoile plus qu’un François Pinault, quoique… Beaucoup des expositions de ce dernier laissent en effet transparaître en permanence la question de la mort, non pas en tant que Vanité mais comme objet travaillé par bien des artistes (en son nom peut-être).
  Comment Antoine de Galbert prend-il en considération le spectateur - et sa sensibilité- laissé libre de construire son parcours et son regard ? Si le visiteur est confronté à un bel acte narcissique du collectionneur, à un exposé quasi impudique de ses choix et se voit imposer un goût plus ou moins bon, certains ne regretteront cependant ni le billet pris, ni le temps passé, tant des questions personnelles sur le rapport à l’art peuvent remonter progressivement à la surface. Aurait-on pu imaginer l’équivalent d’un livre d’or ou un forum afin de les rendre visibles, car le rapport est toujours inégal entre regardeur et commissaire, qu’il soit humain ou machine ?

Voir et Dire


Du 14 juin au 21 septembre
La maison rouge, 10 boulevard de la bastille, f - 75012 paris

Ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 19h
nocturne le jeudi jusqu’à 21 h


[1La fondation s’est aussi orientée, de manière plus classique, vers des expositions thématiques ou monographiques, cependant toutes très originales.