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Andrès Serrano. Piss Christ : l’œuvre, les contextes et les questions.



De l’ambiguïté aux scandales et à la destruction d’une œuvre. Le dossier de V&D.

AS devant l’œuvre vandalisée

La destruction de deux œuvres de Andres Serrano, Piss Christ et Sœur Jeanne Myriam, le 17 avril 20111 a été largement couverte par les médias. Ce grave incident précédé par les pressions de l’évêque et de manifestations d’associations traditionalistes que Yvon Lambert, à l’origine de l’exposition a qualifié « d’injonctions moyenâgeuses » s’est déroulé au moment où le journal Libération lançait un débat sur la responsabilité de l’artiste que Voir & Dire propose par ailleurs à ses lecteurs.

Philippe Dagen, dans Le Monde, a donné un compte-rendu précis et convaincant des évènements.

V&D, dans un dossier fourni, se propose ici de remonter à la genèse de l’œuvre et d’éclairer les enjeux d’interprétation sous-jacents.

L’artiste et sa formation : un style constant, un marquage par le religieux.

Soeur Myriam

Andres Serrano, est né en 1950, à Brooklyn, un quartier difficile dirait-on aujourd’hui, dans une famille où la religion tenait une place importante, par sa mère et sa grand-mère, confrontant le jeune à un mélange de bigoterie catholique et de vaudou, probablement névrotique et marquante pour un jeune esprit. C’est dans ce contexte que, dès ses 12 ans, il fréquente le Metropolitan Museum of Art (MET) trouvant dans les peintures religieuses ou dans les tableaux de Bosch, ainsi que dans les toiles de la Renaissance suffisamment d’éléments pour confirmer son désir d’être artiste et pour aborder ses propres questions existentielles. Sa formation scolaire est à éclipse, mais il va trouver à la Brooklyn Museum and Art School des références pour se construire, avec le médium de la photographie, dans une approche artistique proche de celle des peintres, par la puissance de la couleur et des formats.

Au moment de l’adolescence, incapable d’intégrer tout un ensemble de pratiques et d’interdits, de concilier une vie dure et un certain catholicisme, il choisit de rejeter la religion dont l’image est portée par ses parents. Quoi de plus classique !

Mais, les questions qu’il se pose sur la spiritualité, sur l’itinéraire du Christ ne seront jamais évacuées et toute sa vie il les reprend régulièrement de multiples manières, apaisées, interrogatives ou voire provocatrices. Contrairement à ce qu’on suggérés les médias, l’approche de Andres Serrano ne se réduit pas à Piss Christ. Ainsi Sœur Jeanne Myriam appartient à une série postérieure, et aborde la difficulté à rendre compte de l’intériorité de celui qui prie. Autre question profonde, respectueuse sur l’humain. Lire aussi l’article deV&D sur la place d’Andres Serrano dans l’Extrême en photographie‪

En détruisant les deux œuvres, les protagonistes voulaient détruire toute l’œuvre et symboliquement l’artiste.

Ses premières œuvres du début des années 80 sont souvent marquées par des associations d’images et d’idées liées au religieux, et il les traduit très tôt par un style aisément reconnaissable par sa technique.

Andres Serrano travaille en effet principalement en studio, de manière classique sans manipulation digitale, produit de véritables tableaux aux couleurs saturées, qu’il agrandit à des formats de 1,5 x 1 m minimum et souvent plus. Le choc de photos d’une très grande précision est immédiat, suscitant chez les spectateurs des émotions d’autant plus fortes que la plupart des sujets traités sont sensibles, notamment dans la culture américaine.


L’œuvre et ses fondements dans le contexte newyorkais des 80’s

Lorsqu’il produit ses premières œuvres, Andres Serrano se trouve dans un contexte newyorkais très spécifique : le Sida apparaît, notamment dans un milieu artistique qui voit ses membres touchés par la maladie. La question du corps devient centrale.

Tous ces artistes parlent ainsi souvent d’un corps par fragments, d’un corps blessé d’une manière ou d’une autre, et souvent d’un corps énigmatique. Chacun l’aborde à sa façon : Michel Basquiat au travers des références vaudoues et de l’écriture où l’on trouve souvent Aids (Sida) ; Robert Gober avec ses jambes isolées surgissant de murs et portant un cierge-bougie ; David Wojnarowicz à la sensibilité religieuse exacerbée qui va faire de la protestation à l’égard du regard de l’Église sur l’homosexualité et du Sida le cœur d’une œuvre protéiforme très forte et objet aussi de scandale ; Keith Haring avec ses bonshommes solidaires simplifiés à l’extrême, etc. À toutes les époques, les artistes ont traité cette question du corps à leur manière. On pense à Rembrandt et à ses écorchés de bœufs et à La Leçon d’anatomie ou à Fragonard. Les artistes des 80’s en sont les héritiers, mais selon les questions de l’époque, les choix de médium ou de styles étant aussi différents.

Andres Serrano va aborder ce sujet par les fluides : le sang, le sperme, l’urine non comme simples sujets mais comme matière même. Il traite ainsi la question traditionnelle de ces interdits en les représentant, et en signifiant que ceux-ci sont à la fois porteurs de vie, et désormais de mort, et toujours intrinsèquement liée à l’humanité. Il va ainsi trouver des prises de vue particulièrement originales et esthétisantes, où le blanc, le rouge, le noir s’affrontent visuellement. C’est la série Bodily Fluids and Immersion de 1987.

L’urine devient un milieu dans lequel il plonge différents objets : un crucifix, une vierge de plastique ou encore un discobole blanc. Il y a indéniablement la recherche d’objets et de couleurs chatoyantes qui tranchent, s’opposent par les significations et attirent l’attention par leur association, et cela d’autant plus que la précision des prises de vue happe le regard du spectateur, en mettant en valeur des micro bulles qui ajoutent à l’étrangeté. La prise de vue est si frontale, brillante (cibachrome sous plexiglas) et si présente que le spectateur perd toute distance à l’objet. L’objet, le sujet lui sont immédiatement présents.

Avec ces différents objets de pacotille, l’artiste met à égalité des symboles idéaux de l’homme ou de ses valeurs culturelles et religieuses, avec ce qui est le plus prosaïque de l’humain, l’urine. Il met au même niveau le discobole et un crucifix. Il suscite évidemment l’interrogation sans donner de réponse. Ses questions tournent bien plus autour de celles de l’humanité même si elles choquent pour mieux être entendues. Sans nul doute, cela fonctionne toujours parfaitement bien !

Andres Serrano qui n’est pas encore célèbre, fait alors une série de premières œuvres, déjà abouties mais qui n’ont aucune diffusion ou portée médiatique. C’est simplement un artiste très sensible, peu connu, qui cherche à trouver sa place dans un milieu traversé par le drame du Sida dont on parle abondamment.


Les scandales et leurs effets

En 1989, cette œuvre fait partie d’une expo itinérante de travaux de dix jeunes artistes, comme on en voit tant. Pendant plusieurs mois, celle-ci ne provoque aucune réaction, jusqu’à sa dernière étape, Richmond, dans le Virginia Museum. Deux jours avant la fermeture, une lettre est publiée dans le journal local par un lecteur qui s’étonne. Immédiatement, le Président de l’American Family, association conservatrice s’il en fut, se saisit de l’affaire et la porte au niveau politique national en protestant contre le versement d’une subvention de 15 000$ d’un organisme fédéral de soutien aux arts. Cette subvention n’était qu’une simple aide au transport de ville en ville . C’est le début d’une longue saga portée par les milieux conservateurs, de remise en cause des politiques fédérales.

Pour Andres Serrano, c’est à la fois le drame, mais aussi la reconnaissance médiatique immédiate qui vont lui permettre de démarrer dans le marché de l’art. Il diversifie ses thèmes, sa côte monte très vite.

En 1997, le scandale reprend lors d’une exposition à Melbourne, où l’évêque catholique demande le décrochage de l’œuvre pour outrage et blasphème, en faisant appel, en vain, à la cour Suprême de Victoria. L’œuvre est vandalisée. Il en va de même en Suède la même année.

En 2011, c’est un scénario très proche qui s’est reproduit à Avignon, dans le cadre de l’exposition, « Je crois aux miracles », titre qui était en lui-même provocateur de la part du commissaire d’expo, de surcroît en période de carême !

À l’origine, se trouve l’évêque local, Jean-Pierre Cattenoz, bien connu pour ses positions à l’emporte-pièce, une sorte « d’hyper évêque », ayant une vision autoritaire de la « Nouvelle évangélisation », cette injonction très discutable de la visibilisation d’une l’Église qui perd des fidèles. Bien des communautés locales supportent avec difficultés leur évêque ou tentent de poser d’autres actes ecclésiaux tandis que bien d’autres évêques de France ne partagent pas ce type d’approche, notamment sur le dialogue avec l’art et les artistes. Si le ministre de la Culture et la maire d’Avignon, tous les deux du parti présidentiel, condamnent cet acte tout en admettant que l’œuvre peut choquer, les propos de l’évêque trouvent un écho très fort dans les milieux traditionalistes et d’extrême droite, particulièrement actifs dans cette région. L’évêque s’en sortira en déclarant, au journal 2O’, que ce n’était qu’une photo et que cela n’était pas grave !

Il faudra attendre pour savoir si cela ajoute un motif de discrédit de l’Église catholique.


Pourquoi cette œuvre dérangeante a-t-elle autant de mal à se faire admettre ?

La technique : Si la photo avait été en N&B en format polaroïd, il est évident que les scandales n’auraient pas eu lieu. La technique artistique et le format ont un impact immédiat sur les émotions. Andres Serrano est un maître de la photographie qui ne permet pas de prendre de la distance. La provocation s’alimente de cette instantanéité de la perception rétinienne au ressenti. Pour recevoir ce type d’œuvre, il faut du « dire ».

La faiblesse des paroles d’autorité. L’évêque ne brille pas par sa culture sur l’art contemporain et ne comprend pas qu’une partie de cet art est avant tout questionnante. Cette œuvre est bien sûr provocatrice comme toute œuvre l’est, et cela à toutes les époques (Provocare : appeler dehors). Chaque œuvre ou artiste le fait avec ses moyens et ses intentions. On ne cesserait pas de dénombrer ces œuvres décrochées ou enlevées car elles étaient inacceptables par des idéologies, une vision de la vérité artistique (cf. les tableaux refusés voire décrochéssalons officiels) ou religieuse (voir article de V&D). La question ici posée est celle des argumentations d’une autorité qui utilise sa position de pouvoir pour dire La vérité, d’en être propriétaire (cf. article V&D sur le livre de Jérôme Alexandre) alors que les enjeux sont ailleurs et que discuter l’œuvre pouvait ouvrir à bien d’autres choses.

L’œuvre a sa propre vie. Quand une œuvre est réalisée, elle échappe à son auteur, elle prend sa vie propre, cela peut être un flop, dans beaucoup de cas, ou être vécu comme un succès, une provocation. L’épreuve du temps est la plus redoutable ou la meilleure. Ici 20 ans est trop court probablement pour l’opinion.

Le sacré. Certains se lamentent de voir le sens du sacré disparaître. En fait il se déplace (cf. dans le sport), se réactive sur des objets, des attitudes. Même et surtout peut-être à une époque en mal de repères dans une « laïcité positive », ce sacré s’est cristallisé à Avignon sur cette image en mélangeant tous les niveaux ; ce sacré est émotionnel, la forme de Serrano en accentue la résurgence.Une fois détruite, l’évêque a beau jeu de dire que ce n’était qu’un simple objet !

Le silence de l’artiste. L’artiste s’est peu exprimé sur son œuvre sauf tardivement

"L’idée était plus d’humaniser la figure du Christ. Mon but en fin de compte est de faire de beaux objets à partir de matériaux non orthodoxes. Mais j’étais un peu naïf. Je ne m’attendais pas à de telles réactions. J’ai été surpris par la haine que ça a suscitée. A l’époque, je ne pensais pas que quelqu’un verrait ces images, encore moins qu’elles seraient vendues."

(les Inrockuptibles ). Or dans cette ambiguïté forte et cette autonomie de l’œuvre, il aurait fallu que la presse relaie, donne des informations permettant à l’émotion, à l’impulsion de s’appuyer aussi sur la raison, et que la presse pose des questions, quitte au lecteur d’interpréter autrement. Il revient aux commissaires d’expo d’avoir manqué suffisamment de sens pratique pour anticiper ce type de réaction. Entre les expos sans cartel et les commentaires, il y a de la marge. Ici, le commissaire, même d’une très grande galerie, a par le temps choisi, par le titre de l’expo, par l’œuvre présentée et par le contexte régional agit avec une certaine légèreté. Il était tout aussi libre que l’artiste et c’est à ce moment que se mettait en jeu sa propre responsabilité. Il a participé de la flambée de provocation. Mais reconnaissons le, c’est le risque l’art ! Les effets sont alors intéressants car révélateurs d’une société et d’un temps.

La part médiatique. L’art n’est pas dissociable du système médiatique de son temps. Et bien des artistes peu connus aux œuvres remarquables en souffrent ! Ici, c’était une occasion à ne pas manquer dans le sensationnel, tous les éléments étaient réunis comme dans une comédie : le temps, les acteurs, le lieu et l’œuvre. Il fallait une étincelle. L’évêque l’a apportée. La question de la culture des journalistes ne peut être dissociée de leur sens de la responsabilité. Reconnaissons-le en art contemporain, c’est moins facile ! Quant à la position de l’évêque, elle était avant tout médiatique et son image est désormais associée à ces mouvements d’extrême droite. Curieuse manière de concevoir et de participer à l’unité de l’Église…

Une œuvre « pas catholique » ? Cette œuvre a induit des réactions très diverses dans le monde catholique. Il n’est pas possible, (mais est-ce utile ?), d’en faire une classification. Cependant au-delà de ces groupes activistes et conservateurs, on peut distinguer ceux qui sont choqués car atteints dans leur conception du sacré et qui ont utilisé les mots des médias, faute de mieux, pour en parler ; à l’opposé, les familiers de l’œuvre, de l’artiste et de l’art contemporain qui accueillent cette forme dérangeante en la replaçant à sa juste place et en lui laissant dire cette part d’humanité que l’artiste avait au départ (lire entretien à télécharger avec Jean-Paul Deremble faisant un lien original entre Serrano et Grünewald) ; et ceux aussi qui ont utilisé cette œuvre pour actualiser la Passion, un nouveau Christ aux outrages, en construisant un raisonnement théologique bien éloigné des intentions de l’artiste pour tenir à distance leur émotion (lire une page de blog, exemplaire de ces approches) .

Une vraie œuvre donc, qui ne laisse pas indifférent, qui ouvre et peut amener à avancer plus loin, notamment en art contemporain…

Jean Deuzèmes


Après l’écriture de cet article, V&D a retrouvé un entretien avec l’artiste mené par Vincent Noce de Libération, en date du 19 avril 2011 ; Andres Serrano s’y exprime sur son œuvre. Andres Serrano s’y affirme comme "artiste profondément chrétien de (son) temps".
Il nous a semblé honnête de conserver à l’identique la version de l’article de V&D en l’état et d’enrichir, par le renvoi à cet article, ainsi ce dossier qui met l’accent sur des contextes et pose des questions. Il n’y a pas de contradiction.

En effet, il faut remettre cet article dans la chronologie de l’artiste. Son affirmation et l’interprétation qu’il donne est celle de 2011 mais il ne donne aucune information sur ses intentions au moment de la création de Piss Christ en 1987. Était-il clair lui-même sur ce qui le traversait ?

Il y a ainsi certainement une pluralité de sens à donner et n’attendons pas trop de l’artiste car dans 10 ans, il pourra parler de son œuvre autrement. Donnons lui crédit aujourd’hui et contentons-nous de réaffirmer que l’œuvre vit sa vie auprès de ceux qui la voient.

Par ailleurs, Jérôme Alexandre, du Collège des Bernardins a proposé une analyse intéressante sur ces questions et complémentaire de l’article de V&D :"Un prétexte à l’expression du refus de l’art contemporain", dans le Monde du 22 avril à télécharger ci-dessous.

Enfin, à lire bien sûr les deux articles publiés par V&D qui, relayant la réflexion du même journal Libération, donnent un cadre plus général à la réflexion sur Piss Christ et apportent des choses intéressantes à ceux qui s’interrogent sur la responsabilité de l’artiste contemporain :

Jean-Jacques Aillagon‪ : "Le créateur reste le seul maître de ses choix".

Jack Lang‪ : "L’engagement particulier de l’artiste, c’est de descendre aux entrailles des choses…"

Messages

  • Merci pour la clarté de cet article qui permet effectivement de découvrir la genèse de l’oeuvre.

    Je me permets cependant une remarque portant sur le dernier paragraphe "une oeuvre pas catholique" et plus particulièrement sur la raison donnée par Michel : " pour tenir à distance leur émotion". Etant l’auteur de l’article cité pour illustrer cette "dernière approche" , je crois pouvoir affirmer que c’est justement pour avoir laissé monté en moi l’émotion, et pour être plus précise les motions spirituelles suscitées par la contemplation de l’ oeuvre que j’ai pu écrire une telle méditation, car c’est bien de cela qu’il s’agit et non d’un raisonnement théologique .

    Je conçois tout à fait que ce soit bien éloigné "des intentions de l’artiste" mais nul n’est maître de ce qu’il produit dans le coeur d’autrui.

    Très cordialement

    Nathalie