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Georg Baselitz. Avignon.
Indéniablement, ce chef d’œuvre de l’exposition à Bourse de Commerce en 2025, « Corps et âmes », exprime tous les traits de la posture esthétique du peintre. Mais il fait plus, il parle du temps incarné de l’artiste et du visiteur.

Peut-on sortir indemne de la traversée de l’incontestable chef d’œuvre exposé à la Bourse de Commerce durant l’été 2025, dans l’exposition « Corps et âmes » ? S’il peut résonner avec l’actualité à l’aune des drames à Gaza et d’ailleurs, ce n’est ni son sujet, ni son objet. Qu’est-ce donc ? Un sujet qui nous concerne tous. L’incarnation du temps.
Alors que l’on peut être séduit par l’installation poétique Clinamen au sein de la Rotonde de la Bourse de Commerce, le ton change dans l’exposition « Corps et âmes » de la Fondation Pinault, qui se veut plus grave car elle traite de la prégnance du corps dans la pensée contemporaine. Un tel thème n’est pas nouveau, tant cette question hante une grande partie des œuvres de l’immense collection qui se dévoile progressivement à Paris et à Venise.
François Pinault semble fasciné par le lien qui unit le corps et l’âme humaine, quels qu’en soient les médiums, les genres ou les cultures. Il y a régulièrement du religieux dans les œuvres collectionnées. N’est-ce pas lui qui a commandé à Vincent Gicquel un chemin de croix pour la petite chapelle de son enfance, soutenu Pol Taburet, dont on a pu voir en 2024 la représentation créole de la crucifixion, pour la Nuit Blanche à Saint-Eustache ? Il a aussi lancé puis accéléré la carrière de Claire Tabouret, choisie pour réaliser les nouveaux vitraux de Notre-Dame. Les œuvres présentées cet été n’entendent pas montrer des formes nouvelles ou nourrir les débats sur la représentation, mais « capturer des forces et rendre visible ce qui est enfoui, invisible, éclairer les ombres […] L’art se saisit des énergies et des flux vitaux de la pensée et de la vie intérieure, pour inviter à une expérience engagée et humaniste de l’altérité. » Emma Lavigne (Catalogue Corps et âmes).
« Avignon » est un ensemble de huit grandes toiles (480 x 300 cm chacune, peinture à l’huile) qui furent exposées pour le première fois en 2015 à la Biennale de Venise et mises en scène par Georg Baselitz lui-même. L’artiste allemand voulait éviter un face-à-face frontal, dans une contemplation à distance, et souhaitait que le visiteur fasse l’expérience d’entrer dans son œuvre. Aussi a-t-il choisi de les accrocher en deux arcs de cercle en vis-à-vis décalés, produisant par là une sorte de huit-clos dramatique. En 2025, il a gardé la même scénographie.
Ces grandes figures nues, presque décharnées, « suspendues » par les pieds, au sexe turgescent que certains pourraient ressentir comme des scènes de supplice, semblent renouveler le genre des danses macabres. Toutefois, il n’en est rien. Ce sont des autoportraits que l’artiste a réalisés à 76 ans, au sommet de son art, alors qu’il était confronté à des difficultés physiques ; il peint agenouillé par terre ou courbé et pense ses tableaux à l’envers
[1] . L’œuvre apparait ainsi comme une profonde méditation sur la détérioration du corps et son vieillissement.
L’artiste ne suggère pas une chute de l’homme (un thème fréquent en peinture) ou un corps renversé par la vie. Ce ne sont pas des corps soumis à la gravité terrestre, mais des figures révélées par le travail du pinceau, malmenées et bafouées.
Le titre « Avignon » fait référence à l’exposition que Picasso fit en 1970 à Avignon, à 89 ans, et qui fut très mal accueillie.Ce dernier ne parlait que de ses obsessions sexuelles et de la détérioration de son corps, souvent dans un style expressionniste violent, jugé par certains comme régressif. Cette œuvre de Georg Baselitz peut être ainsi lue comme une confrontation avec celle du peintre catalan.
L’artiste allemand revendique aussi s’inspirer de Cranach, Schiele ou Munch. Dans un dialogue critique avec les grands maîtres du passé, Georg Baselitz dépasse l’affrontement à la mort. C’est une métaphore du malaise autour du vieillissement artistique.
François Pinault a acquis les huit toiles immédiatement. Preuve de sa sensibilité personnelle aux questions de Georg Baselitz.
Les représentations des visages sont différentes et prennent parfois l’aspect de défigurations. Chaque peinture a un titre renvoyant à une pensée sur l’art ou à un état personnel de l’artiste, qui nous échappe :
• Ne tombe pas du mur (ce qui signifie « Tient le coup », adressé à sa figure)
• On ne peut pas être et avoir été
• Aucun Pape n’est Avignon
• Imité, appuyé, tout ensemble (?)
• Oh la honte (?)
• Le Pape est dans Rome
• Il n’y a pas d’ombre (en effet le corps est à plat sur la toile noire)
• Avignon Dada déshabillé
L’expressionnisme violent et primitif, qui se reflète au travers de coulées épaisses, empâtements, surfaces striées, est mêlé à la fragmentation des figures.
Les autres œuvres de la rétrospective de 2022du Centre Pompidou ont parfois été plus loin. Toutefois, ici, le fond noir, retravaillé après la peinture des figures, impose visuellement le cadre de réflexion de l’artiste.
Cet ensemble monumental de huit tableaux est le point d’orgue de l’exposition. Certains pourraient la lire comme une méditation sur le temps qui s’écoule, sur l’épuisement corporel et mental de l’artiste. Pourtant, dix ans après, il peint et dessine toujours !
L’homme n’est pas représenté comme un héros ; il est « monumentalement » humain selon un axe orienté du ciel à la terre.
Jean Deuzèmes
« Corps et âmes ». 5 mars – 25 août 2025
[1] « L’objet n’exprime rien. La peinture n’est pas un moyen d’atteindre une quelconque fin. La peinture est autonome. Et je me suis dit, puisque c’est comme ça, je devrais prendre quelque chose de traditionnel dans la peinture – sur le plan du motif –, c’est-à-dire un paysage, un portrait, un nu, et le retourner et le peindre tête en bas. C’est la meilleure méthode pour vider ce qu’on peint de son contenu. Quand on peint un portrait tête en bas, on ne peut pas dire : ce portrait représente ma femme, et je lui ai donné une expression bien particulière. Avec cette méthode, aucune interprétation littérale n’est possible. » (Texte Podcast) )