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Joris van de Moortel. Le poids du ciel illumine la terre
Artiste majeur de la scène flamande, il est à la fois plasticien et guitariste. Sa permanente quête spirituelle pourfend la bien croyance et lui permet de revisiter des œuvres médiévales, la nef des fous, le vitrail.
En l’exposant à nouveau au printemps 2025, la galerie Nathalie Obadia maintient un cap : déceler les odyssées spirituelles de certains artistes « détonants ». Joris van de Moortel, avec le titre d’un vers romantique comme étendard, « Le poids du ciel illumine la terre », transforme un monde tourmenté par la couleur et expose l’état d’une âme éclatante.

La récente exposition du centre Pompidou, « Énormément bizarre », la collection Jean Chatelus, le montrait bien : la quête spirituelle dans le monde d’aujourd’hui peut être violente. Elle passe par la réalité du corps la plus dure, par sa mise à l’épreuve, par les croisements de supports traditionnels de représentation. La folie n’est pas loin ; ce qui semble égarement d’artiste ou bizarrerie est en fait un cheminement intérieur d’une grande puissance et d’une forte cohérence.
La douce quiétude des églises et le caractère policé de leur propos n’ont rien à voir avec la rage de certains artistes qui déplacent les objets ou nos représentations pour exprimer leur propre spiritualité ou leur désir de spiritualité. Ces écorchés vifs sont stimulants, on les trouve dans les galeries, les musées et non dans les lieux du religieux.
Joris van de Moortel, né à Gand en 1983, où il vit et travaille toujours, développe une œuvre d’une grande vitalité où la musique joue un rôle fondamental. Dans sa performance de 2020, il avait cassé sa guitare, image de son âme, et l’avait fait revivre, bricolée, pouvant émettre des sons : son interprétation de la résurrection.
Dans cette exposition que l’on pourrait aussi intituler « Le poids de l’âme illumine la terre », on est très loin des vers de Baudelaire « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », Spleen, Les Fleurs du mal, où l’espoir est vaincu et l’angoisse domine. L’artiste flamand, lui, plonge dans de multiples références et illumine tout avec ses fulgurances de couleurs, de matériaux, de formes et de sujets : la cire, le feu, l’aquarelle, le vitrail, la peinture, les installations. Tels Pierre et Gilles, il sculpte parfois ses cadres en autoportrait, il déborde de tout.
La multiplicité de ses autoportraits, y compris sous forme de petits cierges (des langues de feu de pentecôte ?) que l’on peut allumer, atteste que c’est bien lui qui s’exprime, avec son expérience des passages entre la terre et le ciel ; il est le témoin d’apocalypses qui reprennent le vocabulaire religieux (vitraux, cierges, triptyques, stations de quasi-chemin de croix, voiles, icônes, archange, rassemblement de pentecôte, etc.).
Ce n’est pas de spleen qu’il parle, mais d’une lutte au corps à corps, muni de sa guitare ou de la musique comme armes, avec le monde tel qu’il le vit ou le voit et ce qu’il risque d’advenir. Il se peint d’ailleurs en archange de la fin des temps, guitare en bandoulière, avec comme crosse/lampe, une étrange ampoule renfermant/protégeant son micro de chanteur. La musique du monde des anges apporterait-elle la lumière ?
Contrairement aux moines qui chantent sur le tableau « La nef des fous » et qui vont au désastre, il ne chante pas, il hurle, par une bouche explicite, mais aussi par tous les pores de sa peau. Celle-ci n’est plus un revêtement protecteur mais une porte possible entre l’intérieur et l’extérieur.
Sa propre représentation du texte fondateur de Sébastian de Brant (fin du XVe) interroge la place de l’artiste dans la société et critique les valeurs matérialistes ou les conséquences des actes des hommes sur les désordres de la planète. La confusion du trait en est l’expression.
A dubious pilgrimage and the world to come, dull of night, 2024, 200×230. ©J2M
L’homme est dans le tumulte, sa pensée trouve une sortie par la couleur et par l’expressionnisme de ses gestes.

Pessimiste et désespéré ? Non. La question de l’ascension est permanente.
Le titre est bien choisi, sur ses épaules d’artiste pèse la violence du monde, mais il l’illumine sans passer par les images dramatiques des conflits. Il préfère les transformer en une vision de fin de monde et propose de les régénérer en puisant dans un vocabulaire religieux. Il y a un après Babel, qu’il nomme.
Cette exposition est un entrelacs de références culturelles et de son histoire personnelle. Avec les références à Dürer, William Blake, surtout Gustave Moreau et ses illuminations, il interprète, comme plasticien et musicien, des œuvres de la Renaissance au XIXe. Les décors de ses performances musicales sont laissés intacts et deviennent des œuvres ; un bronze a même le titre de shrine c’est-à-dire de châsse.
Après la performance. Une installation
Ses vitraux mentionnent la figure de l’alchimiste, comme modèle personnel de l’artiste, car il l’est en transformant tout en vecteur de spiritualité : la sienne qu’il offre en partage.
Pas de dualisme chez lui. Le ciel et l’enfer prennent place ensemble ; loin des danses macabres, les squelettes s’unissent à la délicatesse des coquelicots, à l’opposé du spleen désespéré de Baudelaire.
La force visuelle questionne notre avenir, comme la Nef des fous. Joris van de Moortel pourfend la bien-pensance spirituelle avec sa guitare comme lance.
Jean Deuzèmes
Galerie Obadia, 17 mai -19 juillet 2025