Nha Terra : l’œuvre présentée
Nedjma Berder est l’un de ces Bretons grands voyageurs qui nous font découvrir le monde par leurs films documentaires.
Quand il débarque en Guinée Bissau, il est sensible à l’équilibre fragile et menacé de cette contrée, « bénie des cieux, où les rivières, les lacs, les marécages et les mangroves, ajoutés à un courant océanique froid, créent des conditions extrêmement favorables à la vie – et en particulier à la reproduction des poissons ».
Alors qu’il filme les Bissau-Guinéens assurant l’entretien des ressources vivrières et halieutiques, il constate que les grands navires-usines des pays développés sont proches et exploitent massivement, sans souci des milieux. C’est un peu David et Goliath !
Il propose aux habitants de poser, devant un simple drap suspendu. L’atelier du photographe, c’est l’Afrique ; les hommes et ce qu’ils portent invitent à imaginer des paysages absents. Ensuite, comme un peintre, il ré-agence en toute liberté les couleurs et recompose les images sur le mode du surlignage. Les habitants et leurs habits sont transformés en Noir et Blanc, les fruits et poissons gardent leurs couleurs naturelles. La position est identique pour tous : il s’agit de l’expression d’une dignité commune. La prise de vue participe de cette visée d’égalité : enfants, adolescents, femmes, hommes ont la même taille. Ce qu’ils ont dans leurs bras affirme pourtant la diversité.
Un acte militant ? Peut-être. Mais, comme expression renouvelée de l’Éden perdu, d’un bonheur terrestre où l’homme et la nature sont réconciliés, l’œuvre se situe aussi dans une longue lignée artistique. Elle fait écho, entre autres, aux tableaux des expressionnistes allemands des années 1900-1910. À une différence près, il ne s’agit pas ici de nostalgie ou d’utopie, mais d’un monde bien réel ô combien fragile.
Le cadre d’exposition, une église et ses chapelles, notamment celle dite de communion, crée un écho d’un nouveau genre. Du pain des célébrations, on passe aux fruits et au poisson, une sorte d’image de la multiplication des fruits de la terre.
Loin des clichés misérabilistes ou politiques sur les ressources volées, Nedjma Berder a envie de « donner une image ‘positive’ de ce petit coin d’Afrique ».
C’est simple et beau.
Le cadre de l’église Saint-Merry contribue à ouvrir le sens de son projet initial. Placée dans la grande chapelle et le claustra, cette cinquantaine de photographies constitue un contrepoint léger et modeste, mais ô combien présent, à cet ensemble hétéroclite de tableaux d’église de grands formats et produits au long des siècles.
Entretien avec Nedjma Berder
Voir et Dire : Nha Terra : Ma Terre. En quelle langue ?
Nedjma Berder : « Nha Terra » « Ma Terre » en créole portugais, la langue nationale de Guinée-Bissau.
V&D : Photographier de tels portraits nécessite de nouer des relations avec ses modèles. Dans quelles conditions de telles rencontres se sont-elles produites, comment les as-tu suscitées ? Dans plusieurs sites ? Comment leur as-tu présenté ton projet ?
NB : J’ai pas mal écumé la planète depuis l’enfance, d’abord sur des voiliers école, avec lesquels nous allions à la rencontre des petits peuples vivant sur le pourtour de l’océan.
C’est à cette occasion que j’ai séjourné pour la première fois dans l’archipel des Bijogos situé au large de la Guinée-Bissau. On est en 1992, j’ai 22 ans, ce sont mes premiers pas en Afrique Noire, je suis frappé par les liens très forts qui unissent l’homme, la terre et les esprits.
J’y suis retourné à plusieurs reprises, dans le cadre de mon boulot de caméraman, et c’est à chaque fois le même émerveillement face à un mode de vie qui tend à disparaître, à cause de l’appétit des exploitants de bois, des armements de pêche internationaux ou des complexes touristiques.
En 2009, j’ai rencontré l’équipe de l’Institut de la Biodiversité et des Aires Protégées de Guinée-Bissau, IBAP, et leur ai proposé ma collaboration à travers ces images qui montrent que la magie de la vie peut s’exprimer à un endroit donné, où se conjuguent les éléments naturels et la culture de ceux qui vivent en harmonie avec la terre ou l’eau, dont ils tirent leur subsistance.
En accord avec l’IBAP il a été convenu d’effectuer ces voyages photographiques à l’intérieur des aires protégées du pays qui recouvrent 12% du territoire.
L’approche se fait plutôt en fonction des produits, même si je suis naturellement attiré par les villages où j’ai séjourné à l’époque des voyages en bateau. L’idée est bien de mettre en lumière la grande diversité des aliments. J’en ai répertorié 130, de consommation courante.Je n’ai pas dérogé à mon idée de départ qui est de toujours photographier le personnage sur son lieu de travail, dans ses vêtements de tous les jours, avec le légume qu’il a lui-même planté, le poisson qu’il a pêché, afin que le lien entre l’homme et le produit soit évident. Mais toujours dans le cadre d’une économie de subsistance à échelle familiale. Le cadre posé, les choses se sont ensuite passées naturellement, au fil des rencontres, avec l’aide d’interprètes. J’ai souvent ressenti chez eux un sentiment de fierté, mélangé à de la retenue, c’est peut-être ce qui les rend si beaux.
V&D : De cette terre, dont on voit les fruits, on ne sait rien. Comment les Bissau-Guinéens perçoivent-ils son avenir ?
NB :Je ne suis pas sûr qu’ils aient la même notion d’avenir que la nôtre, l’avenir, c’est la qualité de la récolte espérée, l’enfant que l’on attend, la disparition d’un être aimé.
J’ai eu envie de montrer une contrée bénie des dieux, mais fragile et cherché à soulever des questions, plutôt que d’apporter des réponses.
V&D : Exposée à l’Unesco, cette série a été l’objet d’une interprétation : un hymne à la biodiversité. Était-ce cela ton projet ? Une opportunité artistique, un constat ou un acte militant ?
NB : L’idée fondatrice était de poser un regard qui ne soit pas misérabiliste, comme c’est souvent le cas quand on parle de l’Afrique. Les légendes, par exemple, indiquent le nombre d’enfants des personnages, pour montrer que les Africains n’ont pas tous 10 ou 15 enfants. Et puis, j’ai préféré définir les lieux par les coordonnées géographiques, par souci d’universalité. Indiquer les noms de l’ethnie m’a paru plus important que le nom d’un village, souvent donné par le colonisateur.
Quant à cette façon qu’ont les personnages de fixer systématiquement l’objectif, ce serait pour nous permettre de nous identifier plus facilement à eux, peut-être de chercher dans le regard un message ?
V&D : On pourrait intégrer ta démarche dans une histoire de la photographie de portrait. De quels artistes te sens-tu proche ?
NB : Je suis caméraman depuis 20 ans, mais je ne sens pas encore photographe. La photographie est un accident de parcours... Mais j’espère qu’il y en aura d’autres.
Le portrait : place de Nedjma Berder dans la photographie contemporaine
Le thème du portait photographique fascine les artistes contemporains. Si Nedjma Berder est avant tout un caméraman, on retrouve cependant dans son approche un certain nombre de traits partagés avec les plus grands :
Son approche est conceptuelle et très rigoureuse, l’exposition de sa série traduit la perfection de sa technique. Le format carré renforce cette perception de cette plénitude. Les fonds sont neutres et les personnages se présentent dans leur frontalité. Comme chez Thomas Ruff, avec ses grands formats, chez la Hollandaise Rineke Dijkstra traitant des transitions de la vie, l’adolescence, la maternité, ou encore chez Marc Pataut, avec les compagnons d’Emmaüs ou plus récemment les habitants de Doulche, les Bissau-Guinéens sont des individus ordinaires, à la forte présence visuelle, pris sans pathos. Ils ne sourient pas et leur psychologie n’est pas l’objet des prises de vues. Nedjma privilégie une sorte de neutralité, afin de mieux investir les deux dimensions de son projet : la dignité et la biodiversité. Le photographe ne décrit pas, il laisse à voir. Mais à la différence des maîtres actuels de la photo qui utilisent les grands formats pour accentuer la frontalité et la présence troublante, Nedjma Berder garde un format médium et place ses œuvres de 75x85 à niveau d’œil, ce qui les rend familiers.
Ce qui fait l’originalité de Nha Terra tient dans la combinaison de deux courants de la photographie : le portrait en Noir et Blanc, qui affirme l’universalité, et le document qui utilise souvent la couleur. La volonté de faire de ces photos des documents est affirmée par la présentation du sujet, sur le mode de l’approche scientifique, puisque chaque photo est renseignée par les coordonnées GPS du lieu où elle a été prise, le nom du modèle, son âge et son nombre d’enfants. Les légendes des produits sont dans la langue vernaculaire, la langue "parlée", par l’ethnie du personnage, puis en créole portugais, la langue nationale, puis vient le nom scientifique en latin. Et de cette réalité informée comme lanomenclature de Linné, émerge une étrange banalité : la couleur naturelle des fruits, des légumes et des bêtes. Pour atteindre cet effet, en collaboration avec Hervé Dubault, tireur de photos, il a travaillé avec une grande prouesse sous Photoshop, en faisant basculer dans le Noir et Blanc uniquement ce qui relevait des hommes. On peut sans nul doute qualifier l’approche de Nedjma d’exigence éthique, selon la belle définition de Michel Poivert :
Nous assistons ainsi, de puis une dizaine d’années, à la refondation de l’originalité de la photographie sur une exigence éthique : il y a bien une éthique documentaire dans le recours à des formes d’image proposant un concentré d’humilité, de distance réfléchie et d’audace à privilégier une forme parée des vertus du fond. Le document est une réponse au monde des images sur le terrain même des images, l’unique moyen peut-être de s’opposer au règne sans partage du spectacle. (in La photographie contemporaine)
Avec cette forme, Nedjma n’est pas dans la mécanique des messages et encore moins dans la subjectivité humanitaire. Il est neutre, il a adopté une distance juste, entre le retrait de l’artiste et la présence d’un auteur. Avec sa double technique, il n’embarque pas le spectateur dans une esthétique documentaire spectaculaire ou pittoresque. Le sujet est cadré, l’œil va des espaces colorés au Noir et Blanc ; obligé d’assumer la rupture des tons, il échappe à la fascination pour l’extraordinaire. C’est cette neutralité du regard (ni reportage, ni art revendiqué) qui lui permet de construire du sens et non de l’illusion.
[(Contact : nberder@yahoo.fr)]
En particulier si vous souhaitez vous solidariser avec la démarche de l’artiste par acquisition d’une de ses photos