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Anselm Kiefer. Le plomb et le monumental



Deux expositions majeures à Paris témoignent de l’approche titanesque des arts visuels qui caractérise le plasticien allemand questionnant les fondements de sa culture. L’usage du plomb et la dimension des œuvres sont au service de son projet.

Paris vient de proposer les rétrospectives de deux grands artistes allemands qui, après avoir été au cœur des contestations des années 70-80, continuent à produire et à approfondir leurs visées politiques et esthétiques.
Markus Lüpertz, présenté au Musée de la Ville de Paris en 2015, n’a eu de cesse de repousser les limites de la grande peinture [1] et de ne pas la dissocier de sa propre culture allemande.
Anselm Kiefer présenté, en 2015-2016, simultanément à la BnF et au Centre Georges Pompidou, brasse beaucoup plus large dans les champs de la mémoire, des identités et des mythes de la civilisation, par des œuvres qui frappent dans leur gigantisme que sert un usage récurrent du plomb, matériau inhabituel pour les arts plastiques.

[**Une œuvre contre l’oubli*]

Les deux expositions d’Anselm Kiefer visent à l’exhaustivité de ses approches et permettent d’éclairer la singularité d’une œuvre alors que l’exposition de 2007 à Monumenta n’en avait abordé qu’une partie. Cet artiste n’a cessé de travailler sur la mémoire d’une nation et son identité, sur les racines de la Seconde Guerre mondiale et, s’il continue à se situer hors du temps de l’actualité, il n’est pas figé dans le mémoriel. Les frontières sont minces entre le plasticien et l’écrivain ou le poète. Alors que Theodor W. Adorno a pu affirmer d’une manière tranchante « écrire un poème après Auschwitz est barbare », Amselm Kiefer, lui, se sent très proche du poète Paul Celan qui parle de ce désastre humain à l’aide d’un vocabulaire riche utilisant allusions et métaphores.

Le plasticien demeure un veilleur luttant contre l’amnésie collective, à la recherche des racines de la dérive d’un peuple et d’une culture, un explorateur des grands mythes et des cosmogonies, un poète qui n’écrit pas sur une feuille blanche, mais sur de la peinture, de la glaise, des végétaux, de la cendre, et s’exprime plus encore avec du plomb. Il le fait sur le mode de la démesure artistique. Par son immense culture et sa mémoire phénoménale, par les moyens financiers que son art lui a permis d’accumuler [2], il est un Titan de l’art qui travaille sans discontinuer de manière réflexive, imperméable aux questions du monde globalisé. Méditant les évènements et les courants de l’histoire, qui sont un matériau pictural en tant que tel, il se situe au-delà du romantisme et témoigne d’une quête sans fin de spirituel. Sombre sans nul doute, l’artiste fait surgir en permanence un désir de survie, en puisant à différentes cultures dans une histoire dont il est impossible de cacher les failles.
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L’exposition de la BnF est centrée sur le livre, sur les références littéraires et philosophiques qui nourrissent l’œuvre d’ Anselm Kiefer. Elle surprend par la forme monumentale des livres et leur matérialité : très grands, en feuilles de plomb, de plâtre, de carton épais, qu’on peut parfois ni ouvrir ni porter. Les livres se rapprochent ainsi de la sculpture, tandis qu’autour sont exposées quelques sculptures à proprement parler, qui évoquent le livre par leur structure ou font allusion aux auteurs qui comptent pour le plasticien, de par leur questionnement, leur histoire et leur démarche philosophique. Le gigantesque surgit de cette hybridation entre livres, sculptures, peintures où les filiations de formes et de sujets sont patentes.

L’exposition du Centre Georges Pompidou, est, quant à elle, chronologique et donne une vision très large des techniques, des questions creusées par le plasticien, de sa poétique. Les titres des salles en sont l’expression : Peindre ? ; Mythes germaniques ; La valeur des ruines ; Alchimie du verre ; Deuil et histoire ; Mythes, poésie et cosmologie ; la Kabbale , etc. Le nombre d’œuvres, leur tonalité très sourde, leurs dimensions écrasent le visiteur, mais excitent sa curiosité, car l’artiste utilise souvent l’ambivalence symbolique. Il n’apporte pas d’explications, mais inscrit ses références dans de grandes lettres cursives, parfois des textes entiers, au sein d’une pâte épaisse qui intègre, en outre, de nombreux objets.

Faute de maîtriser une bonne culture historique allemande ou philosophique, le visiteur doit s’appuyer sur les cartels et les flyers pour appréhender chacune des pièces, et comprendre que l’art d’Anselm Kiefer peut se lire en permanence selon deux axes : l’Histoire et la quête de spiritualité d’un côté ; la forte matérialité (matériaux, dimensions et formes) avec de grandes différences de moyens, de l’autre côté. L’artiste décape, mais aussi construit une pensée poétique complexe et affirme une foi dans les possibilités de régénération de l’homme et d’une culture.

Cette immense exposition peut être perçue comme pesante autant que passionnante sur le fond. Le dimensionnement de chaque élément et l’usage récurrent de l’usage du plomb surprennent. Il y a beaucoup plus que de l’obsessionnel dans les passions mélancoliques de l’artiste, qu’elles portent sur la littérature classique, la philosophie ou encore les sciences.

Entre les premières salles relatant ses actes de provocation de jeunesse et les dernières, lumineuses et colorées, interprétant notamment Rimbaud, l’exposition conjugue toutes les formes du monumental. L’introduction en est d’ailleurs donnée par une maison-tour déposée dans l’atrium du musée, dont le titre et les rubans de photos constituent une véritable exposition de la vie de l’artiste : « En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi vers l’abîme »

[**Le plomb, un matériau ambivalent propice à tous les jeux symboliques.*]

Chez Anselm Kiefer, les matériaux ne relèvent pas de la simple nature fonctionnelle, ils sont porteurs de sens et expriment une quête intérieure ou encore rendent visibles des liens avec l’immatériel de l’homme et de l’univers.

C’est ainsi que dans un des immenses tableaux en hommage à Paul Celan, l’auteur de ‘L’épi noir ‘, il se figure allongé dans un milieu d’une grisaille crépusculaire, avec une réelle branche d’arbre plantée dans sa poitrine, tel l’arbre de Jessé, peut-être en référence à la pensée des alchimistes, pour signifier la puissance de régénération dont le peintre ou la peinture peuvent être à l’origine.

Le plomb, matériau non habituel, apparaît dès les années 70 dans les œuvres d’Amselm Kiefer mais devient très présent à partir de 1985 lorsqu’il rachète la couverture de la cathédrale de Cologne en réfection. Cet usage est à mettre en lien avec les matériaux bruts utilisés par Joseph Beuys, dont il fut l’admirateur, tels que le feutre ou la graisse, et qui possèdent des qualités communes intrinsèques de protection et de malléabilité. Le plomb est un métal ambivalent ou paradoxal qui a toujours fasciné : noir/blanc ; protecteur/poison ; opaque/transparent ; malléable/lourd. Dans l’échelle des métaux, c’est le plus vil, l’or étant le plus noble, l’alchimie se donnant pour but de transformer le premier dans le second. Brillant comme l’argent, il devient rapidement mat et son aspect apparaît froid comme le caractère prêté à Saturne, les alchimistes le dénommant même saturne. Quand, à l’air, il se recouvre de carbonate, il prend une teinte sourde et se voit lié à la mélancolie, qui caractérise le signe astral de la planète. Sa densité fait de lui un protecteur contre les radiations, mais aussi un moyen d’enfermement. De noir il peut se transformer en céruse blanche, il devient alors poison [3] et est à l’origine du saturnisme . Opaque, souple et facile à travailler, il a besoin d’alliages pour permettre d’autres usages sociaux comme la mine de crayon ou les casses d’imprimerie où il est mélangé à l’antimoine. Autre aspect de ce paradoxe, l’oxyde de plomb est utilisé pour fabriquer le verre et surtout le cristal.

On perçoit ainsi les résonances que l’artiste a trouvées dans ce matériau, alors qu’il s’intéresse à la littérature proche de l’alchimie et par extension de la mystique, notamment à la Kabbale pour laquelle il s’est passionné après son voyage en Israël en 1984, lorsqu’il eut porté le deuil de toute une partie de la culture allemande, le Yiddish.

Le plomb participe aussi au gigantesque dans l’art. Après la croissance des dimensions des tableaux ou des objets, commune à bon nombre d’œuvres contemporaines, après le passage de la sculpture à l’environnement, après l’accumulation d’une grande quantité d’œuvres dans un même espace, l’usage du plomb fait croître le poids des œuvres jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les manipuler, comme dans la bibliothèque du plasticien dont les rayonnages de 8m de long sur 4 de haut peuvent contenir deux cents livres de plomb, dont on ne voit que les titres sur la tranche.

[**Regard sur quelques œuvres.*]

Dans l’expo de la BnF, deux tableaux majeurs sont mis en vis-à-vis, « Clairière » et « Le livre », de grandes tailles, qui se répondent formellement, mais renvoient à des registres fort différents.

« Clairière », 2015, représente un paysage de forêt enneigée, symbole fréquent de la culture allemande chez Amselm Kiefer ; au centre, accroché, un tas de livres en plomb, brûlés, devant une clairière peinte et éclairée par un feu. C’est la dédicace qui attire l’attention : M.H. pour Martin Heidegger, dont l’artiste admirait l’œuvre philosophique. Tout est ambivalent, voire ambigu : les initiales au lieu du nom du dédicataire alors que le scandale lié au silence du philosophe sur ses liens avec le nazisme battait son plein ; des livres de plomb – matériau ambivalent comme on l’a vu- bien sûr en mémoire des livres brûlés par les nazis, mais aussi peut-être comme symboles de l’échec à transmettre la connaissance ; le feu dans la clairière comme puissance de destruction, mais aussi de régénération possible, thème que l’on rencontre dans bon nombre de ses peintures antérieures.

« Le livre », 2007, au contraire sacralise la nature du livre incrustant un livre en plomb au-dessus d’une mer peinte sans cesse en mouvement. Cette image renvoie tout autant à la mystique juive qu’à la symbolique du savoir immuable et de l’élévation spirituelle. Mais « la lourdeur du plomb rappelle l’impossible envol de la culture et de l’art vers l’idéal, ce qui empreint cette œuvre d’une profonde mélancolie » comme le dit le cartel.

« La brisure des vases » (Shevirat-Ha-Kelim) a été réalisée en 2015 pour l’exposition de la BnF et porte le même nom qu’une œuvre datant de 1990. Il s’agit d’une méditation visuelle sur le mythe de la création selon la Kabbale d’Issac Louria. Le monde serait né par la rétraction de Dieu, laissant l’homme à ses responsabilités ; les dix vases (séphirots) contenant la sagesse divine se brisent, marquant la dispersion et l’exil. Les livres occupent la place centrale. Ils sont de plomb. Ici les vases ne sont pas de terre, mais en verre, donc dérivant du plomb. Nouvelle ambivalence de matériau, en se brisant le verre transparent se transforme, les éclats se superposent et les couches en font un matériau visible.

« Le Rhin », 1982-2013, est une sculpture de plomb en forme de livre ouvert. Le Rhin est un motif récurrent chez l’artiste qui a grandi sur ses bords, mais aussi une image archétypale du romantisme allemand. En tournant autour de l’objet, comme si l’on feuilletait les pages du livre, le visiteur constate des intrusions d’images de bunkers ou des architectures appréciées durant le IIIe Reich, la culture a été contaminée par le nazisme. Enfin, allusion très savante, une forme de polyèdre renvoie à la fameuse gravure de Dürer, « Mélancolie », qui a nourri par sa géniale construction formelle bien des œuvres d’artistes et consacré le terme en art.

« La lettre perdue », 2012, est une belle sculpture aux inspirations multiples ; une ancienne presse typographique d’où sortent des tournesols noirs et à leur pied une multitude de caractères épars. Le tournesol a inspiré nombre d’œuvres d’Anselm Kiefer : quand ses minuscules graines mûrissent, elles deviennent noires et rappellent le ciel, avec sa multitude d’étoiles. Les artistes font volontiers le lien entre le microcosme et le macrocosme, le tournesol en est le symbole. Ici, il sort de l’imprimerie, instrument de la diffusion des connaissances dont les artistes sont aussi les vecteurs. Mais le titre éveille d’autres résonances culturelles liées à la Kabbale : le mythe juif du Golem. « Le rabbin Lœw de Prague aurait créé un géant et lui aurait donné vie en inscrivant EMET (vérité en hébreu) sur le front ; puis il l’aurait rendu inanimé en effaçant la première lettre du mot, ce qui donne MET, soit mort en hébreu » indique le cartel.

« Le temps de Saturne », 2015, est la reprise d’une œuvre antérieure élaborée sur le principe des vitrines des cabinets de curiosité que Joseph Beuys a souvent utilisées. Le plasticien a mis dans celle celle-ci des objets de plomb dont une cage thoracique humaine en modèle réduit, un reste humain dans une tombe, et des fougères sèches qui sont considérées comme les premiers arbres ayant colonisé la terre et qui sont, en outre, le symbole de la sincérité et de la franchise.

Le verre, lui-même formé d’oxyde de plomb, abrite le tout comme une sorte de lieu de découverte archéologique sur lequel l’artiste écrit le titre, affirmant ainsi le caractère mélancolique de cette œuvre où tout se répond. D’autres vitrines exposées dans la même salle sont plus légères et humoristiques, mais elles sont toujours un commentaire du temps ou d’une idée mise en scène.

« Pour Paul Celan : Fleure de cendres », 2006, est une œuvre majeure qui rassemble un hommage à ce poète et la vision de l’histoire allemande du plasticien. Un paysage de neige, des sillons qui rappellent les voies de chemin de fer à l’entrée des camps, des teintes terreuses, des livres aux pages de plomb qui émergent, la dédicace et un extrait de poème. Toute sa pensée de veilleur est rassemblée dans ce tableau silencieux, qui ne donne aucune image d’Auschwitz, mais le rend présent comme Paul Celan ou Ingeborg Bachmann l’ont fait auparavant dans une langue réinventée.

Jean Deuzèmes.


[1Pour Markus Lüpertz, artiste des désastres lui aussi, l’enjeu de la peinture et de la sculpture, toujours très colorées, est, comme chez Anselm Kiefer, d’explorer la culture et la nation. Mais son positionnement est fort différent, car c’est un classique à l’allure de Dandy, un résistant de la peinture. « En Allemagne, le classicisme a quelque chose de particulier. L’art allemand vient du gothique, de l’obscurité, de la nuit. Le classique est ce à quoi il aspire : la clarté, la sensualité, la joie. Il y a toujours un désir de conquérir le Sud, typiquement allemand. Il s’est réalisé tantôt par les arts, tantôt par les armes. […] Peindre, c’est arrêter le temps et, en ressuscitant les anciens, je l’arrête. Il n’y a rien de neuf en peinture. C’est toujours le même vocabulaire. C’est une grande erreur que de penser que la peinture pourrait être remplacée ou élargie ». (Le Monde-24 avril 2015). Amsel Kiefer, lui, a passé la frontière.

[2Son atelier est un immense domaine en bordure de Paris où ses œuvres qu’il reprend en permanence peuvent rester exposées aux intempéries durant dix ans.

[3Utilisé aux siècles classiques dans les fonds de teint blancs alors fort à la mode, il a provoqué de nombreuses maladies.

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