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Christian Boltanski. Personnes - Monumenta 2010



Christian Boltanski est mort le 14 juillet 2021. Voir et Dire a proposé des analyses et commentaires de certaines de ses grandes expositions. Autant d’occasions de cerner un homme des récits, qui voulait que l’on se souvienne de lui comme un créateur de mythes, qui souhaitait que l’on réinterprète ses œuvres après sa disparition.

Janvier 2010, Monumenta, le Grand Palais est plongé dans un froid glacial. Un bruit assourdissant de battements de cœurs, un immense tas de vêtements dans lequel une grue rouge vient en saisir quelques-uns les soulever, puis les relâcher. Le vêtement, une métaphore de l’homme, sa seconde peau. L’œuvre, une métaphore du doigt de Dieu, du jugement dernier, de l’inexplicable. Pourquoi lui et pas moi ?

Devant cette pyramide de vêtements-personnes, est étalé un collectif coloré et anonymes, 69 carrés de vestes et pantalons tous orientés, face contre-terre, éclairés par des néons, des individus, avec des 138 hauts-parleurs qui diffusent des battements de cœur bien individualisés. Des morts, des individualités au repos, dans l’attente ?

V&D vous propose ici un important dossier sur des œuvres les plus marquantes de 2010, son analyse et ses photos + films

[*Janvier 2020, à l’occasion de "Faire son temps", la grande retrospective de Christian Boltanski au centre Georges Pompidou, V&D vous propose une analyse de l’œuvre globale de l’artiste. Lire V&D >>>*]

En fin d’article, références aux autres commentaires sur le site de V&D.

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Janvier 2010, Monumenta, Grand Palais, dans un froid glacial, le visiteur n’est pas face à l’œuvre de Christian Boltanski, il est dans l’œuvre. Ce n’est pas une simple installation, c’est un opéra, une histoire racontée en forme qui fait appel à l’émotion à une mémoire collective, à une mémoire personnelle. C’est aussi une œuvre qui s’inscrit dans l’histoire de l’art contemporain en écho aux œuvres des minimalistes et expressionnistes des années 60-80. Une œuvre qui va plus loin.

Jean Deuzèmes

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Voici comment l’artiste la présente dans le dernier chapitre du livre :

Christian Boltanski, Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, Ed Le Seuil 2010, que V&D vous recommande de lire de la première à la dernière ligne…

Bonnes feuilles ci-après. "Tous droits réservés"

CHRISTIAN BOLTANSKI :

C’est un projet que j’ai depuis longtemps, dont je t’avais parlé il y a quatre ou cinq ans, mais que je ne pensais pas pouvoir réaliser, en tout cas pas dans cette forme. Il y a d’abord l’idée d’une masse de corps transformés en objets, en objets presque industriels.Et il y a aussi la présence de la main de Dieu, c’est-à-dire d’une puissance qui prend et qui rejette ces corps, sans raison apparente. Il choisit ou il tue, on ne sait pas. En tout cas, cette puissance sans raison, représentée par une pince qui prend et qui rejette, plane au-dessus de milliers de gens qui sont matérialisés par des vêtements.

Ce que je pense, c’est qu’il y a un maître du temps, un maître de la vie et de la mort : on peut l’appeler Dieu ou le hasard. Il n’a aucun lien avec nous et rien ne permet de comprendre son agissement, qui n’a aucune raison apparente : l’enfant pur et gentil sera tué, la crapule survivra. La beauté d’être homme, c’est d’essayer de se révolter contre cette fatalité, contre ce Dieu. Et le christianisme, pour moi, c’est ça, c’est une révolte de l’homme contre Dieu. Mais naturellement on ne peut pas vaincre Dieu ... Donc, être humain c’est essayer de se battre contre cette fatalité, tout en sachant qu’elle ne peut pas être vaincue.Je m’intéresse aussi beaucoup au hasard, ce qui est la même chose. C’est très lié à mon âge, même si ça a toujours été là puisque La Maison manquante était déjà une œuvre sur le hasard. Je m’y intéresse de plus en plus en vieillissant, parce que j’ai beaucoup d’amis qui sont morts autour de moi. Pourquoi untel meurt et pas moi ? Est-ce que je vais mourir dans cinq ans, dix ans ?

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Et il n’y a aucune explication. Donc la pince, le doigt de Dieu, c’est cela, c’est le fait de prendre plutôt le manteau rouge ou la chemise verte, et qu’il n’y ait aucune explication
Devant, il y a des sortes d’humains en attente : ils sont morts et on peut imaginer que petit à petit ils vont être dans cette montagne.

CATHERINE GRENIER : C’est la métaphore du Jugement dernier ?

C.B. : Ça rappelle le Jugement dernier, mais pas seulement, parce que ça impliquerait une sorte de jugement moral, les bons seraient choisis et pas les mauvais. Là, il n’y a aucun jugement moral, c’est purement et simplement inexplicable, certains sont choisis, d’autres pas, c’est comme ça. Il n’y a aucun sauvé, et ce n’est pas la question, parce que sauvé de quoi ?
Celui qui prend s’en moque totalement, il ne regarde pas, ne voit rien. Si je traverse cette pièce en marchant, je vais tuer des dizaines d’animaux microscopiques : je n’ai rien contre ces animaux, mais c’est comme ça. Ils n’auront pas conscience que je suis là et moi je n’ai pas conscience d’eux. Il y a une puissance, mais qui est loin de nous. L’histoire de l’humanité a été d’amadouer cette puissance, en faisant des offrandes humaines, etc.
La religion chrétienne a été la première à dire : « nous sommes cette puissance, nous les hommes ». La marque, non seulement de la religion chrétienne, mais de toute la civilisation occidentale, est de se révolter contre la nature. Pourtant c’est une révolte perdue. L’œuvre parle de ça. Et c’est aussi, naturellement, l’image d’une usine à transformer des corps en matériaux industriels. Je veux donner l’ambiance d’une usine. Pour ça, il y a des sons de battements de cœur très forts, comme une machine, et puis d’autres éléments industriels comme la pince.

C.C. : C’est plus un questionnement sur la destinée, le sens de la vie, le hasard, qu’une œuvre sur la déploration des morts.

C.B. : Non, ce n’est pas une déploration des morts du tout, c’est un questionnement sur le hasard de la vie et le tragique de la vie qui se termine toujours par la mort. Il y a un lien à la Shoah, c’est évident, mais également au malheur des humains. En gros, l’idée est celle d’une usine de destruction, avec du bruit, des choses industrielles, des choses qui s’élèvent, qui retombent, mais au lieu que ce soit du charbon, ce sont des corps. C’est une image qui est liée à la Shoah mais aussi à tout ce qui transforme l’homme en objet. C’est le corps comme objet et comme objet industriel. Il y a 20 000 ou 30 000 vêtements, mais en même temps c’est une masse informe, ils ne sont presque plus personne. D’où le titre, « Personnes » : il y a à la fois des dizaines de milliers de personnes, et il n’y a plus personne.

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C. G. : Tu penses que l’art a une place importante dans cette lutte ?

C.B. : Pour moi, l’art c’est essayer de comprendre, et de plus en plus. Comme je suis tout à fait autodidacte, j’essaie vraiment de comprendre des choses, pour moi-même. L’art consiste à essayer de comprendre et à essayer de raconter ce qu’on pense par un moyen visuel et pas par le moyen de la parole.
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Ce qui m’intéresse vraiment, c’est de poser des questions existentielles et, à chaque fois, de faire une image qui pose des questions. Ce qui est dans la tradition de l’art du Moyen Âge, ou même chez Poussin, qui devait avoir un désir un peu semblable
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C. G. : Quel est le sens de ces paraboles, qui sont toutes liées à l’idée de la mort ?

C.B. : …/… je pense qu’un des plus grands interdits aujourd’hui est de parler de la mort, de sa mort. Alors que, surtout à un certain âge où la mort est proche, je trouve qu’il est bien de pouvoir en parler. En parler comme d’une chose comme une autre, sans joie et sans tristesse, comme on dit : « je vais changer de voiture dans trois ans ». J’avais beaucoup apprécié la manière dont Jean-Paul II était mort, parce qu’il avait montré sa mort. Il y a des choses qu’on ne montre plus.

Et j’ai toujours le regret que la mort soit une chose totalement effacée de notre vie.

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Ça m’intéresse de pouvoir parler de ça et donc de pouvoir faire réfléchir les gens. Mourir dans deux ans ou dans dix ans, en fait, c’est la même chose. Ce qui rejoint la question du Temps, qui est aussi posée au Grand Palais : on peut lutter contre énormément de choses, mais pas contre le Temps. Le Temps est l’image de Dieu parce que c’est la seule chose que l’homme ne peut pas vaincre : le Temps est indifférent à nous, le Temps s’en fout, le Temps avance, et nous ne pouvons rien faire contre lui. L’œuvre des cœurs est naturellement liée à l’idée de préserver les gens, une idée qui était déjà présente quand j’utilisais des photos : « est-ce qu’on peut préserver quelque chose de quelqu’un ? ». Ce sont des essais de préserver l’individualité de quelqu’un, mais qui aboutissent forcément au ratage. Avec des photos de quelqu’un, on sait très bien que l’on ne possède rien de la personne, et les battements de cœurs, qui est la chose la plus vitale, ce n’est rien non plus. Le cœur est en même temps le souvenir le plus individuel d’une personne et le plus fragile, ce n’est rien, on peut avoir le cœur de sa grand-mère, on n’aura pas sa grand-mère.

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C. G. : Tu veux donner un très grand choc émotionnel

C.B. : Oui, là c’est vraiment ça. Je pense que l’exposition risque d’être très attaquée, parce qu’elle est très bavarde, très « lourde ». Je le sais, je le désire, je pense que dans ce cadre-là je devais faire ça, je ne pouvais faire que ça, mais c’est très attaquable, parce que le public va sortir de là totalement détruit. C’est vraiment « plus aucun espoir », avec le froid ... l’horreur, quoi !

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C. G. : C’est une œuvre qui pose la question du mal, une question qui est présente dans ton œuvre depuis longtemps.

C.B. : Oui, elle est dans mon œuvre ... Il y a deux questions dans mon œuvre : la première est la question de la capacité pour chacun de faire le mal, le fait qu’il n’y a pas de coupure entre celui qui est tué et celui qui tue. C’était le thème de Sans Souci, une œuvre réalisée à partir d’albums de famille qui montraient des nazis extrêmement sympathiques : ils ne sont pas différents de nous, et nous ne savons pas ce que nous aurions fait dans les mêmes conditions, la chose n’est pas aussi tranchée. Quelqu’un peut n’avoir tué personne pendant toute sa vie et devenir criminel à un moment donné ; il n’est pas mauvais depuis toujours.

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Aujourd’hui je suis beaucoup plus obsédé par la mort que je l’étais même il y a trois ans, c’est sans comparaison, et en même temps je suis assez serein. C’est tellement en moi que ça fait partie de moi, c’est une chose à laquelle je m’attends à chaque instant. En ce moment j’arrive à la fin de quelque chose

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C. G. : Que vas-tu pouvoir faire comme œuvre après celle-là ... ?

C.B. : Tu sais, j’ai toujours l’espoir de finir sur une comédie ! Alors, si un jour je fais une comédie ...

Catherine Grenier [1]
,
commissaire d’exposition, qui a bien des choses à dire, puisque après avoir écrit un ouvrage stimulant « L’art contemporain est-il chrétien ? », a écrit un livre dialoguée avec Christian Boltanski, La Vie possible de Christian Boltanski

Entretiens avec la commissaire

Entretien avec Catherine Grenier - Monumenta 2010,

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  • Le sacré et le religieux dans l’œuvre de Boltanski(>>>)
  • Après : Installation de Christian Boltanski au Mac/Val Vitry (15 janvier- 28 mars 2010) (>>>)
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[1Conservatrice en chef du Patrimoine et historienne de l’art française, depuis 2014 directrice de la fondation Giacometti, Paris, Catherine Grenier a été chef du service des collections contemporaines au Centre Pompidou à partir de 1999 avant d’être nommée en 2007 à la direction de l’association de préfiguration des sous-sol du Palais de Tokyo. Liée à ce qui se passe au Collège des Bernardins, elle est familière des débats entre l’art, le spirituel. Elle a été invitée à prêcher une conférence de carême à Notre Dame en 2007

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