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Franck Scurti. More is Less



Une chapelle Scurti au Palais de Tokyo ? Plutôt une relecture sensible de Gauguin.

Franck Scurti réinterprète un tableau de Paul Gauguin , le Christ Jaune (1889), sous la forme d’une installation qui ressemble à une chapelle. Il utilise avec intelligence l’architecture du sous-sol du Palais de Tokyo et mobilise nombre de références artistiques : des marches comme devant les autels, ici colorées dans les tonalités du peintre de Pont Aven ; un vaste mur courbe rappelant la tradition des murs de chœur ; au centre un tripode ressemblant à un crucifix ; un papier peint dont les dessins, des baguettes de pain, s’estompent sur les bords ; un siège à terre qui évoque l’œuvre provocatrice de Maurizio Cattelan sur la mort de Jean-Paul II, la Nona Ora(1999).
On peut s’interroger sur le sens de la belle installation, alors que l’artiste français se défend d’avoir voulu faire une œuvre religieuse ou même contestataire.
« More is Less », dont le titre prend le contrepied de la thèse de l’architecte moderniste et minimaliste Mies van der Rohe —Less is more—, revendique le glissement de sens, des valeurs. L’artiste n’en fait pas une œuvre à charge, mais une critique de notre société.

Cela mérite examen.

*** Présentation de l’œuvre par la commissaire Claire Moulène

« Avec ce projet inédit, Franck Scurti prolonge sa promenade dans l’histoire de l’art et les signes du quotidien. Après avoir abordé la crise sociale et économique dans un ensemble de sculptures faisant référence aux Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh (The Potatoes Eaters, 2018), créé un remake avec des déchets du célèbre Cri D’Edvard Munch (Le Cri, 2011), l’artiste revisite ici le Christ Jaune de Paul Gauguin. Si ces figures intéressent Franck Scurti c’est que, de leurs temps, elles s’évertuèrent à remplacer la froideur positiviste de l’impressionnisme par un humanisme nouveau. Transition que l’artiste trouve salutaire et active dans le contexte actuel.
L’environnement qu’il a produit pour le « Païpe », se conçoit aussi comme un tableau en trois dimensions que le visiteur est invité à arpenter. Il s’organise autour d’un pied de chaise retourné à 90°, aux allures christiques. Au sol, sa carcasse démembrée produit une onde de choc qui se répercute sur la totalité de l’espace. Le mur du fond, courbe, sera entièrement tapissé d’un motif sérigraphié produit à partir d’un sac à baguette de pain que l’artiste a trouvé. Ce pattern éminemment connoté - la multiplication des pains - s’estompera progressivement jusqu’à sa quasi-disparition.

Alors que le Christ Jaune de Gauguin lui avait été inspiré en 1889 par une sculpture en bois polychrome du XVIIIe siècle de facture populaire qui se trouve dans la nef de la petite chapelle de Trémalo (aux alentours de Pont-Aven), les œuvres de Franck Scurti sont le fruit d’un travail d’atelier. Elles sont créées à partir de matériaux et de formes trouvées, des choses dépourvues de valeurs, et réévaluées au gré de leurs apparitions.
Bien que très différentes, on remarquera que les mêmes ambiguïtés règnent entre les deux œuvres. Ambiguïté entre le monde réel et le monde imaginaire, entre un symbole universel et des signes du quotidien, entre des emblèmes régionaux (les « Bretons » chez Gauguin) ou nationaux (le pain).
 »

*** Franck Scurti et la question des valeurs

« La notion des valeurs est déterminante dans mon œuvre. Je travaille souvent avec des objets trouvés, de déchets que je choisis, parce qu’ils présentent un certain potentiel et que je redéfinis soigneusement, comme un rébus dont il est nécessaire de déchiffre le sens historique, social. »
« More is Less ne portera aucun jugement de valeur sur la perte du sens religieux au profit d’une culture de consommation, la multiplication des pains jusqu’à leur disparition par la reproduction technique suggérera plutôt que les modèles économiques construits sur la consommation de masse aboutissent immanquablement à l’appauvrissement collectif. » affirme l’artiste dans les cartels de l’exposition.

Ainsi, cette œuvre est bien dans le prolongement d’autres de l’artiste : une dérivation de notre univers quotidien et domestique ou de l’espace urbain. Chez lui, la réinterprétation de ce qu’il appelle des « éléments déjà socialisés » consiste en recompositions et décalages, laissant le spectateur dé-coder ce qu’il a codé. En fait, « More is less » laisse entrevoir d’autres débats plus profonds portés antérieurement par des artistes, tels Rothko et Gauguin

***Rothko, Gauguin, Scurti

Rothko.

Étrange coïncidence, en 2019, à Houston, la Menil Foundation ferme la « Chapelle Rothko », pour des raisons de restauration. Ce bâtiment avait été construit en 1964 pour abriter la grande œuvre de l’artiste américain, quatorze Murals, très sombres aux légères nuances de couleurs. Ce n’est pas une chapelle bien sûr, mais un lieu répondant à la commande des collectionneurs, qui étaient sensibles à la nouvelle façon de peindre, méditative, contemplative et hautement spirituelle, celle de Barnett Newman, Clyfford Still et Mark Rothko.
« Je ne suis intéressé que par l’expression des sentiments humains de base – la tragédie, l’extase, la malédiction, et ainsi de suite – et le fait que beaucoup de gens craquent et pleurent devant mes tableaux montre qu’ils communiquent avec ces sentiments-là (…). Ceux qui pleurent devant mes tableaux ont la même expérience religieuse que moi, lorsque je les peins. », avait confié Mark Rothko dans Conversations with Artists, en 1957.

Il est significatif que les collectionneurs aient installé devant les œuvres des banquettes, pour faire un travail d’intériorité. Mais le fil de pensée de ce Juif formé au Talmud dans sa jeunesse était l’angoisse et la révolte.

Gauguin.

Lorsque l’artiste vient en Bretagne en 1880, il est en quête d’une vie « sauvage », « primitive ». Ses sujets sont empruntés à la vie quotidienne, attiré qu’il est par l’authenticité des populations, proches de la nature et baignant dans une religiosité aux lointaines racines. Ses toiles religieuses sont une plongée dans l’idéel artistique qu’il poursuit, le symbolisme. De son Christ Jaune, Manuel Jover écrivait dans La Croix (portfolio).
[…] « Le peintre définissait son tableau comme « un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d’imagerie gothique, de symbolisme obscur et subtil. »Le charme pénétrant de l’œuvre tient en partie à l’ambiguïté du sujet. Il tient au travail de la couleur, ce bain chromatique de jaunes et d’orangés. Il tient au cadrage inhabituel, le patibulum [mise au gibet] de la croix rivé au bord supérieur de la toile. Et il tient au détail : la minuscule silhouette du Breton enjambant le muret dans les champs. Cette amusante note de quotidienneté, de chose vue, épinglée dans l’instant, rehausse par contraste le grand geste éternel du Crucifié embrassant tout l’espace, le silence des prières sanctifiant le paysage entier. On a l’impression d’un monde, d’un « pays » littéralement infusé par le sentiment religieux. »

Manuel Jover in La Croix

Scurti. L’artiste revendique, comme souvent, une recherche sur la critique du monde, subtile, codée, puis à dé-coder. Il se défend d’être dans le religieux. Et pourtant, tout le vocabulaire de « More is less » y puise ou y est référencé, beau et respectueux. Sa volonté de dénoncer la société technique et de consommation est certaine, mais cette installation est construite visuellement selon deux plans d’intention : le premier, l’esthétique et les racines chrétiennes de ses références l’emportent largement sur le second, un discours critique. Si Gauguin vivait de notre temps, aurait-il fait différemment ? Dans son tableau, le Christ jaune couvre tout, jusqu’au quotidien, sans que le peintre ait besoin de se dire chrétien. De façon analogue, l’installation de Scurti transpire de codes chrétiens, sans qu’il ait besoin de dire ce qu’il croit, et d’ailleurs on y est indifférent. En outre, par son radicalisme critique, l’artiste n’est pas éloigné des propos rapportés par les quatre évangélistes.

En revanche, à la différence de l’œuvre de Rothko devant laquelle on s’arrêtait ou on s’asseyait, « More is less » se traverse, se visite et n’invite pas à l’intériorité, contrairement à ce que montre l’attitude de certains visiteurs. Par l’ambiguïté qu’il introduit et ses séduisantes nappes de couleurs, Scurti est bien plus dans l’esprit de Gauguin que de Rothko.
Quand il est dans l’œuvre, principe de l’installation, le visiteur a toute liberté de ne pas rester dans le profane et de décoder dans une autre perspective que celle voulue par Fanck Scurti. C’est probablement là ou réside la force de l’œuvre : la liberté qu’il laisse.

Un autre sens s’échappe de la visée de l’artiste.

Jean Deuzèmes

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Œuvre in situ / Anémochorie
Du 20/02/2019 au 12/05/2019

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