Que reste-t-il de l’œuvre d’une vie quand la mort en suspend le cours ? Lorsque j’ai rencontré le peintre Henri Plas, j’ai vu un tremblement. Sur les murs, de grandes compositions en noir et blanc faites d’appels, d‘urgences, d’ivresses. Était-ce un paysage ? Un fragment de corps ? Une vengeance sur le temps que l’art, par une sorte de magie, donne l’illusion d’arrêter. Arrêt sur image dit-on. Sa voix était à peine audible comme s’il n’osait s’engager dans le verbe. Comme si tout était à dire mais par la seule peinture. Cruelle. Fallait-il du courage pour traverser ces orages et viser l’harmonie. Un jour peut-être : « je ne veux ni mentir ni me mentir ». Vingt ans pour abandonner la violence du couteau et des matières giflées sur la tendre toile. Années 80, la brosse, le pinceau, l’huile. Le paysage se fait mur, se fait roche, le ciel s’efface, écrasé. A la fin des années 90, il a déjà 65 ans, il s’ouvre au vide des blancs, aux signes aveuglés plutôt qu’aux référents.
L’urgence, la frénésie. Des centaines de tableaux et d’oeuvres sur papier à l’acrylique qui n’attend pas, au fusain qui écorche. Les murs se craquèlent, se boursouflent, s’éventrent en coulées noires, rouges, répétitives, obsessionnelles. Dix ans sans une seule exposition. L’homme n’a pas le temps. Apparaissent des silhouettes anthropomorphes, enfermées, démembrées, crucifiées, si seules entre ces murs. Il parle bas. J’entends les tremblements de sa voix. Les hallucinations qui l’habitent, le dévorent, l’encouragent. Il a pourtant un air de petit employé de bureau. Petite moustache, sourire aigu. Le masque tombe dru. La peinture, là, sur le mur, si grande, si oppressante remet de l’ordre dans l’illusion. La folie rampe sous le plancher des ateliers. En 2011, Henri Plas quitte le monde des vivants sans l’avoir salué une dernière fois.
Demeurent les œuvres qui vont rejoindre pendant dix ans, un local sans lumière. Jusqu’au jour où son fils, musicien, ose les regarder en face. Toute sa vie, de l’enfance à l’âge adulte, défile. Connaissait-il son père ? La rétrospective qu’il a organisée avec l’historienne Caroline Bricmont révèle l’oeuvre qui, de l’alpha à l’oméga, sort Henri Plas de l’oubli où il s’était incarcéré parce qu’il était trop sensible, fragile et volontaire jusqu’à la perte de raison, jusqu’à faire crisser la musique, jusqu’à ouvrir l’harmonie aux plus inattendus. Lorsque j’avais rencontré Henri Plas, j’avais découvert un être doux et sauvage. Un artiste au sens le plus romantique qui soit, un singulier qui, comme l’écrivait le poète Achille Chavée, était lui aussi, « un vieux Peau-Rouge qui, jamais, ne marcherait en file indienne ».
Guy Gilsoul
Bruxelles, Maison du sculpteur Olivier Strebelle. 586, av Dolez (1180). Jusqu’au 11 décembre. www.henriplas.art