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Jean-Michel Alberola. L’aventure des détails



Palais de Tokyo < 16-05-16. Exposition d’un artiste majeur et inclassable de la scène française. Un philosophe, un utopiste qui pense le rapport au monde par le néon, le dessin, la sculpture, le cinéma et qui invite le visiteur à penser.

Jean-Michel Alberola refuse les entretiens ; aussi cette exposition de 300 œuvres, énigmatiquement « L’aventure des détails », qui permet d’apprécier une démarche que l’on entraperçoit par quelques œuvres éparses dans nombre de grands évènements artistiques n’est pas un détai. Né en 1953 à Alger et désormais professeur à l’école de Beaux-Arts de Paris, il exerce une influence certaine sur tout le milieu artistique, mais de manière discrète, car il n’est pas un gourou, plutôt un « Sans Atelier Fixe » comme il se plait à le dire, parcourant la planète, de l’Afrique au Japon, accumulant notes et films. Ensuite il les assemble pour dire le réel et l’état du monde à l’aide de multiples supports dont le néon, les murs peints avec une phrase étrange et les sculptures en autoportrait intérieur.

Il interroge autant le langage que le regard, il a la sensibilité de l’anarchiste dénonçant la violence, mais plus encore du peintre de Vanités convoquant des figures majeures aussi diverses que Robert Louis Stevenson, Guy Debord, Franz Kafka, Karl Marx et François d’Assise ou encore Jean-Luc Godard, des esprits critiques et porteurs d’idéaux.

Si le langage occupe une place centrale, les affirmations visent non pas à provoquer, mais à inviter à la réflexion. Le monologue intérieur de l’artiste se transforme en un dialogue avec le visiteur, se fait partage.

L’exposition a été mise en scène par l’artiste lui-même, comme un appartement où les pièces communiquent les unes avec les autres, une fenêtre donnant sur une salle plus éloignée. C’est une allégorie de la pensée de l’artiste dont les intentions de cartographie mentale sont révélées dans la dernière vitrine, juste avant de sortir.
Conçue comme un rébus, l’exposition prend les traits d’un jeu mental et visuel, puisque le visiteur doit recomposer les associations des objets comme il l’entend. « Je manipule des concepts lourds et les rends légers » dit l’artiste. Mais ce n’est pas un conceptuel où la forme prime sur le fond, ni un tribun de l’art ou de la philosophie politique, plutôt un artiste de l’entre-deux qui n’établit aucune coupure entre l’art moderne et ce qui l’a précédé. Il donne à lire l’enchaînement de ses idées, conférant à chaque œuvre la même valeur, que ce soit un petit papier griffonné ou un immense néon.

Dès l’installation introductive –une tête en papier mâché surmontée d’œufs d’autruche (choisis pour leur taille, mais aussi pour l’attitude bien connue de l’animal), dont certains sont cassés et laissent entrevoir un intérieur de feuilles d’or– Jean-Michel Alberola présente son parti-pris.

Cette exposition est organisée aussi comme un film dont les séquences ont été faites sur plusieurs années, le palais de Tokyo étant le résultat d’un montage. L’hommage à Stevenson dans la première salle exprime le sens de l’aventure (intellectuelle) de l’artiste et son appétence pour les déplacements dans le monde entier.

Le grand néon « L’effondrement des enseignes lumineuses » est plutôt une question : que se passerait-il si notre système construit sur la société de consommation s’effondrait ? Nourri de Marx et de Debord, Jean-Michel Alberola n’annonce pas un grand soir, mais avec une grande distance, il interroge sa capacité d’artiste à faire bouger les lignes. C’est le sens de ce néon bien trouble « Une conscience claire » associé à une phrase de Marx « On verra alors que, depuis longtemps, le monde possède une chose en rêve et que pour le posséder réellement seule lui manque la conscience claire… ».

La question du pouvoir est aussi centrale que dans « Personnes » formulée en 2012 par Christian Boltanski dans la grande exposition à Monumenta (voir V&D), mais il l’exprime moins tragiquement et plus sobrement sur un mur peint en écrivant : « La question du pouvoir est la seule réponse » [1].

Nombre des œuvres de Jean-Michel Alberola sont des objets critiques et pleins d’humour, au premier degré de la représentation, comme cet étrange étui qui ressemble à un cercueil précieux enfermant une enclume dans laquelle se trouvent deux trous que l’on imagine avoir retenu les manches d’une faucille et d’un marteau. Mais c’est dans le cartel qu’est révélée la prise de distance contenue dans cette œuvre splendide d’un artisan du cuir : elle a été faite par la société de luxe internationale Hermès et le titre ouvrant à sens multiples "Le remplacement du verbe être par le verbe porter" (1990-2006).

Les réponses aux questions posées par Jean-Michel Alberola sont disséminées, comme une sorte de jeu, dans les diverses salles suggérées par leur titre (« Contradiction », « « Surface », « Économie », « Salle d’attente », « Géographie », « Jeu »). Au visiteur de se construire sa propre interprétation ! Par exemple :

• Peint au mur : « La pauvreté est une idée neuve en Europe », qui pourrait sembler du plus mauvais goût, alors que les références à saint François d’Assise sont multiples dans la salle. Ailleurs, « La pauvreté » (2006), un splendide néon blanc en vrac, reprend une phrase du poète Hölderlin (1799) « Chez nous, tout se concentre sur le spirituel, nous sommes devenus pauvres pour devenir riches ».
• Dans la dernière salle, une fresque « Eclairage en groupe », invite à la pensée collective et au débat, avant la toile « Passage de la frontière », placée à gauche de la porte de sortie. À l’heure où le terme vivre-ensemble sature les discours, le poète lie le poétique au politique.
• La posture de l’artiste semble se trouver sur la petite sculpture grise, fétiche inspiré d’une statuette Fang du Gabon « Devenir un chien d’aveugle », l’aveugle étant implicitement tout un chacun et la société.

• L’artiste se fait modeste et humble bien souvent, et notamment avec ses multiples toiles des années 2000, « Le Roi de rien », un être pied nu, sans tête, assis sur une simple chaise qui moque tout pouvoir, une métaphore de l’humanité souhaitée.

Comment Jean-Michel Alberola conçoit-il son art ? Deux figures peintes se répondent d’un bout à l’autre et reprennent la question sur le pouvoir : « Bonjour le mur »/ « Bonjour le mur d’en face ». Il reste à la surface de la toile, et lui fait jouer un plein rôle, sans la profondeur illusionniste. Deux toiles en dialogue lointain comme le rapport entre l’œuvre de l’artiste et la pensée du visiteur, une question et une invitation silencieuses. Ce n’est pas seulement le regardeur qui fait l’œuvre, comme l’affirmait Marcel Duchamp, mais ici, il est invité à poursuivre dans l’action ou la pensée, s’il le désire. Cet art plaide toujours pour la mise en relation des êtres et pour le collectif. Le plasticien reste un utopiste plein de bienveillance.

C’est bien là que réside l’apport essentiel de cet artiste mystérieux : demeurer discrètement présent dans nos esprits par ses phrases et ses sujets apparemment complexes, qui nécessitent un arrêt sur image, qui permettent de faire un pas de côté et de voir le réel.

Jean Deuzèmes.


[1Cette phrase fonctionne sur le même principe que la fameuse phrase de Guy Debord , qui reprenant une phrase de Karl Marx dénonçant le règne de la marchandise,– ¬« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de marchandises »– s’était contenté de changer « marchandises » en « spectacles » pour dire la société contemporaine dominée par l’aliénation du divertissement.

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