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Le sacré et le religieux dans l’œuvre de Boltanski : des repères préparatoires au débat de V&D



Libération 30-01-10 (Extraits de l’article de Vincent Noce)
BOLTANSKI PARLE

ET DIEU AU GRAND PALAIS ?

Au Grand Palais, la grue s’empare des vêtements comme le doigt de Dieu envoie à la mort.

« C’est comme une fête foraine, les jeux avec les pinces… Le monde est atroce, mais il y a bien pire : c’est Dieu. On ne peut pas comprendre Haïti. On ne peut même pas dire que Dieu est méchant, aucun méchant n’aurait fait cela. » Comme Voltaire revenu du séisme de Lisbonne, il a lu dans Proust l’histoire qui lui est « la plus proche », celle d’une femme qui perd son homme,
« elle est vraiment malheureuse, terriblement malheureuse, mais elle va dans le jardin, les fleurs sont belles, elle voit combien les fleurs sont belles… »

« Je n’ai jamais connu de vernissage aussi heureux qu’à Sarajevo, je ne suis pas courageux, mais je suis allé à Sarajevo… Il y avait ce désir de vie, les filles étaient belles. Primo Levi le dit presque, on ne peut pas le dire, mais, même dans les camps, il y a la vie. Je suis un homme assez léger. La légèreté est la plus belle chose. »

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LE REFUS DU SACRE

Beuys est un de mes pères. Il n’a pas laissé de trace. Autour des artistes, il y a tellement de secrétaires, de marchands, de maîtresses… Alors, en plus, si on ne laisse pas de trace. Au musée, tout est sacré. Chez moi, il n’y a rien de sacré. Pour rouiller mes boîtes, je pissais dessus. Après, je les ai arrosées de Coca. Un conservateur pour une exposition les faisait installer avec des gants blancs. Cela n’a aucun sens ! »

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LA SHOAH

Mais, lui-même, enfin, Boltanski, l’Holocauste ne le hante-t-il pas ?

« Il y a une décence ! La Shoah, c’est une histoire qui m’est proche, qui me touche. Mais, chez moi, il y a du dérisoire, et, je l’espère, une lecture plus diffuse. Il n’y a pas une vérité, mais des vérités. Il y a une beauté de l’art qui est forcément dans la confusion : c’est un chapeau, et c’est un chameau. Il y a plein de sorties. Chez les Chapman, il n’y a pas beaucoup de sorties. »

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Je n’ai jamais parlé de l’Holocauste. "Que cette maison brûle" appuyant cette expression de grand-... "Que cette maison brûle", si je parle de l’Holocauste. Je suis après l’Holocauste, c’est différent. Dans Quai des brumes, il y a un peintre médiocre, qui dit : quand je vois un nageur, moi, je vois un noyé. Nous avons cela. J’ai cela. J’ai cette connaissance. Mais, l’holocauste, non, Kundera disait : "Que les vieux morts laissent la place aux jeunes morts". L’horreur de l’Holocauste, ce n’est pas le meurtre, c’est la disparition de l’individu, la pire des choses. Et en même temps, c’est le suicide de l’Allemagne. L’Allemagne, c’était le mariage des cultures allemande et juive. Dans la culture juive, on se demande : faut-il se gratter le nez ou l’oreille ? Il faut se gratter le nez ou l’oreille. Quand les Juifs ont appliqué cette pensée non plus seulement à la religion, mais à la science, à la philosophie, le résultat a été prodigieux, Freud, Marx… L’Allemagne a tué tout cela, et mis du temps à s’en remettre. »

A côté, sur la Pointe de la Douane, occupée par la Fondation Pinault, quelle place reste-t-il à l’espérance ? On ne sort pas indemne de l’Holocauste mis en scène par les frères Chapman comme un Jardin des supplices. « Ah, mais cette œuvre est ignoble. C’est vraiment la lie ! C’est ce qu’on peut faire de plus bas. C’est honteux de la montrer. »

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« Je vois des choses que je n’ai pas vécues, tellement mélangées qu’on ne peut les définir. Gauguin disait : on croit ce qu’on ne sait jamais. Vous êtes faits de ceux qui vous ont précédés, l’oreille du grand-père, le nez de l’arrière-grand-père…

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LA FIGURE DU JUIF

J’ai toujours rêvé d’un travail, Kantor, Kiefer et moi. Kantor dramaturge polonais, comme la vodka..., c’est le paysan qui résiste ; Kiefer, le type qui avance ; moi, je suis le Juif qui fuit. Lui est la force, moi la faiblesse. Nous avons le même âge, nous parlons du même endroit, de la même histoire, mais pas du même côté. Kantor, c’est du bricolage.

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LA FIGURE DU RABBIN, LA POSITION DE CONTEUR

Son propos est donc de l’ordre du récit.

« Si vous voulez, mais pas avec les mots. En me vantant, je tâche d’être un rabbin hassidique. J’essaie de poser des questions, et que les gens se posent des questions. Mon travail est, avant tout, formel… Peut-être un récit qui passe par la forme. Il y a des gens qui savent trouver la forme, et d’autres pas, c’est comme d’avoir un grand ou un petit nez, cela ne s’explique pas. Etre artiste implique une force de caractère, trouver la force de ne pas se marier, ou de ne pas avoir d’enfant… »

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Un artiste a une chance inouïe : il parle de son village, et tout le monde est de ce village. Durand est Durand, mais Durand est tous.
« Etre artiste c’est être exemplaire, pas dans le sens d’être bien, mais exemplaire. Tout ceci, c’est ma vie exemplaire. Giacometti finit par ressembler à Giacometti, Bach à Bach, et moi à ma boîte de biscuits. »

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L’ARTISTE ET LA VIE

Ceux qui changent la vie sont peut-être plus dignes. Ou alors ils se mentent à eux-mêmes. Eux aussi, ils pensent : encore une minute Monsieur le bourreau. C’est la plus belle phrase d’un être humain. Aimer la vie. Dieu est un vieux salaud. Moi, je dirai cette phrase. Je veux vivre d’une mort lente, je suis trop jouisseur, j’ai trop d’amour pour cela. Je m’amuse bien, je mange bien. »

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L’ŒUVRE APRES LUI

Au Grand Palais, il voudrait que son œuvre

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LE CHAT, LE SENS, L’UTOPIE

Si je suis différent de mon chat, c’est que, avant moi, il y a des gens et, après moi, il y a des gens. Chacun a une clé à donner. Et ma clé, ce sont des questions. Il n’y a pas une bonne clé, l’important c’est de chercher la clé. L’horreur de l’utopie, c’est d’avoir des réponses. L’utopie de Pol Pot était une très belle utopie ; celle du christianisme, celle du communisme ne sont pas négatives. Combien de morts ? Ma mère était communiste, je vote communiste dans ma ville, mais le communisme a tellement mal fini, dans les camps et les banques suisses…

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En même temps, sans utopie, on n’est pas humains… La seule issue c’est de poser les questions. »

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LES VÊTEMENTS COMME MEDIUM

Dans les expositions, Christian Boltanski n’utilise que des vêtements d’occasion, pas des loques, mais pas non plus des neufs. Et, bien sûr, par respect, il ne faut pas marcher dessus.

« J’achetais souvent des vêtements aux puces, je les portais, on les refait vivre. Aux objets perdus, vous avez des tas de clés. Elles n’ouvrent rien, c’est terrible, elles ne sont qu’un peu de métal, elles n’ont plus d’histoire. Un objet n’existe que parce qu’il porte un récit, un regard. Votre fille est, parce que vous l’avez regardée. La seule chose à faire, c’est regarder. Avec amour. Et dire : tu es. »

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LA PHOTOGRAPHIE, LE MÉDIUM ET SON SENS

Au photographe, il dit :

« La photographie, c’est un grand ratage, c’est garder la vie, et rater, puisque c’est déjà passé. Vous ne montrez que des images, vous ne pouvez rendre la vie. C’est déjà passé, c’est déjà mort. »

BOLTANSKI VU PAR
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Georges Didi Hüberman ( Extraits de Art Press Hors Série-Janvier 2010) :

Boltanski profane sa propre fascination pour les vertus et les formes des grandes religions
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DIEU :QUELLE RÉFÉRENCE ?

Il me dit :

« C’est le mâchoire de Dieu, " Je l’interroge en retour, , "Pourquoi as-tu besoin de dire Dieu, d’en appeler à Dieu ? » Il me répond :
« Parce que je ne sais pas quoi dire.

Il appelle Dieu quelque chose qui serait plutôt la lutte à mort des vivants, perdue d’avance, avec la mort et le temps de la destruction. C’est un artiste des vanités et des cérémonies, fasciné à ce titre par les grandes œuvres religieuses du passé, et surtout par les pratiques si étranges qui les mettaient en scène.
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LES QUESTIONS DE LA RELIGION

La discussion s’engage plus précisément. Il aime et s’étonne -étonnement d’enfant- qu’avec deux bouts de sparadrap disposés perpendiculairement sur le mur de son atelier, on obtienne une croix, c’est-à-dire un symbole multiséculaire « dont la charge est énorme » dit-il. « Il aime là-dedans la « pauvreté des moyens ». Je réponds qu’à la religion dont il parle, il a fallu également les ors et les marbres, les grands conclaves et les excommunications, la hiérarchie ecclésiastique et les procès d’Inquisition. Il me dit : « Je pose juste des questions » Je lui réponds que les religions sont là pour poser, certes, de grandes questions mais aussi pour y répondre une fois pour toutes au détriment de ce qui fait l’essence de la question, à savoir son ouverture, son irrésolution, son hétérodoxie.

En l’écoutant parler de la sorte, je me dis qu’il faudrait sans doute, devant son œuvre, comprendre comment, par-delà toute « revanche du sacré », elle réussit à capter certaines caractéristiques formelles de l’art religieux - un certain sens de la mise en scène, l’accumulation de certaines choses qui ressemblent à des reliques, l’omniprésence des visages, une certaine dramaturgie des sources de lumière, etc. - pour mieux, dirai-je sans irrespect, les rabaisser : les ramener à quelque chose de très quotidien, de très familier, de très modeste, de très immanent. Quelque chose qui est à fleur de l’expérience, de l’histoire humaines. C’est à l’homme sans qualités que ce travail s’adresse d’abord. En Ce sens, Boltanski profane sa propre fascination pour les vertus et les formes des grandes religions. Il en profane les dispositifs au sens précis que Giorgio Agamben a bien défini en opposant la consécration de certaines choses extraites à toute force de la sphère du droit humain, séparées de notre expérience, à la profanation envisagée comme la restitution de ces choses au libre usage des hommes.
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UN ARTISTE CONSACRE

Boltanski sait bien l’ambiguïté de sa propre position sociale : c’est un artiste consacré, justement. Ses œuvres sont pieusement conservées dans les collections des grands musées du monde. Mais cette consécration -jusque dans le côté intouchable de son travail une fois vendu et entré dans une collection- va au rebours de tout ce qu’il cherche concrètement d’œuvre en œuvre ou de bricolage en bricolage : ramener de grandes choses à leur condition la plus modeste, ramener les choses graves à leur condition la plus enfantine, la plus naïve (c’est-à-dire native). C’est une horloge parlante des plus banales qu’il va installer dans une église de Salzbourg, et le livre sonore qu’il édite pour l’occasion fait, simplement, cocorico. Il ne nous parle donc pas du temps sous l’angle -prestigieux, intouchable- de l’éternité ou de la rédemption, mais sous celui de l’ennui quotidien et de la si banale -pas moins tragique pour cela- marche vers la mort. C’est Kafka et non Saint Paul. On ne lève pas les yeux au ciel, on ne s’agenouille pas. On se contente, comme chez Kafka ou Beckett, de pencher la tête, de plier son corps sous le travail immanent du temps.

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LA DIGNITÉ DE CHACUN

« Chacun est tellement important », me dit-il. « Dans le métro, tu peux tomber amoureux de chaque personne qui est en face de toi »


Dans l’attention particulière qu’il accorde au mot exemplaire, on retrouve, en effet, le double sens qui convient à toute sa recherche : dignité de chacun, chacun irremplaçable dans la complexité singulière de sa vie ; et humilité de chacun, chacun remplacé dans l’innombrable, dans le générique de l’humanité et de l’histoire. Comme les innombrables exemplaires d’une monnaie frappée par le même coin.
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TRANSMETTRE

Travailler, pour Boltanski, ne serait rien d’autre que trouver à chaque fois une nouvelle forme pour la transmission. Or, transmettre n’est rien d’autre que permettre quelque chose comme une survie, une sortie hors de l’oubli de hommes. La recherche de Boltanski serait donc une « recherche du temps subi », une fabrique de la survie du temps subi : souffrances revécues, multipliées, émiettées, remontées, transformées en jeux, donc dépassées quoique maintenues dans notre conscience historique.
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SURVIVANCE OU RÉSURRECTION ?

Ce ne sont pas les êtres humains qui survivent dans la survivance. Les juifs morts dans les camps sont morts pour de bon, et les Suisses morts aussi. Survivance n’est pas résurrection : un portrait n’a jamais ressuscité qui que ce soit. Mais quelque chose survit bien dans les « remontages du temps subi », et ce n’est autre, dit en substance Boltanski, que la dignité des visages, des familles, des foules, des peuples disparus. Tant il est vrai qu’il n’existe pas d’art de la mémoire qui ne débouche, à un moment, sur la question éthique. Je ne m’étonne pas que Boltanski revienne constamment, dans notre conversation, sur la pratique romaine de l’imago (à savoir le sens le plus ancien, anthropologiquement parlant, de ce que le mot image signifie dans l’Europe occidentale). L’objet central du travail de Boltanski serait alors la dignité qu’une image -ou plutôt un montage d’images, un remontage des temps- est capable de nous restituer par-delà l’oubli.

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