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Pauline Rousseau vs Olivier Culmann



Quelle est la force des conditionnements familiaux ? En quelques clichés, une jeune photographe « répond » à un photographe reconnu. Deux approches réflexives, originales et pétillantes. Arles 2016

Le face-à-face photographique de Pauline Rousseau et d’Olivier Culmann, qui a eu lieu à Arles en 2016, tient de la confrontation imaginaire [1] entre un Pierre Bourdieu et un Alan Ayckbourn, entre un sociologue du conditionnement, via la théorie de l’habitus [2], et un auteur de théâtre, lointain successeur de Shakespeare qui a fait de la farce domestique un sujet profond de méditation. C’est sa pièce « Intimate Exchanges » (1982) qui a inspiré le brillant film d’Alain Resnais « Smoking / No Smoking » (1993) autour de la notion de choix existentiel.

Question initiale posée aux deux photographes : « Notre destin est-il tracé dès l’enfance ou bien peut-on faire des choix qui changent nos vies ? » Deux réponses correspondant à deux thèses différentes, avec des méthodes et techniques qui troublent la notion de vérité en photo et utilisent pourtant la même veine, l’autoportrait.

Cette confrontation qui s’est jouée durant les Rencontres d’Arles 2016 a quelque chose de jubilatoire.

La firme Olympus suscite chaque année un dialogue entre deux générations de photographes à l’occasion des Rencontres d’Arles, ce qui est un parrainage original d’ étudiants prometteurs sortis de l’École Nationale Supérieure de la Photographie. Dans les trois binômes qui, en 2016, ont entamé cette conversation visuelle, l’un était particulièrement savoureux.
• Olivier Culmann né en 1970 est photographe depuis 1992 et membre du collectif Tendance Floue depuis 1996.
• Pauline Rousseau née en 1989 intègre l’École du Louvre (diplômée en 2012) puis l’École Nationale Supérieure de la Photographie (diplômée en 2016). Elle entame une recherche doctorale érudite sur le féminisme appréhendé par des artistes hommes ; cette réflexion sur l’ambivalence n’est pas très éloignée, somme toute, de la confrontation à Arles.

Olivier Culmann. The Others

Olivier Culmann. The Others

Le travail d’Olivier Culmann est traversé par les questions récurrentes de la liberté et du conditionnement. Dans les années 90, il parcourt divers pays pour photographier les mondes de l’école et de l’institution scolaire, les assujettissements et les insoumissions qui y naissent.

Sa photographie interroge, toujours sur le fil du dérisoire et de l’absurde, l’existence ou l’absence de choix. Passionné par l’imagerie populaire et les codes de mise en scène de la photographie, il choisit d’utiliser sa propre image pour explorer les fantasmes sociaux et ses interrogations sur l’altérité.
Il parcourt notamment l’Inde, Delhi, Chennai, Pondichéry, Bombay, et fait des portraits traditionnels dans des studios photographiques de quartier. Sa technique de base est la série rendant compte des spécificités visuelles et vestimentaires par lesquelles chaque Indien est défini. Dans une société aussi cloisonnée, l’objectif du photographe est de retranscrire la variété des éléments constituant l’identité de l’individu : origine géographique, religion, caste, classe sociale, profession …Mais c’est toujours le même visage et pour cause !

La série « The Others » peut en effet déstabiliser l’observateur car le photographe s’est mis en scène lui-même à la place de ses sujets, quelles que soient leur caste et leur fonction, du policier au bureaucrate standard. Il a chiné des vêtements, a travaillé avec un coiffeur, s’est fait aider par des spécialistes des sosies, puisqu’en Inde on peut se faire représenter en faux Gandhi, a réintégré ses autoportraits dans des photos qu’il avait prises des environnements de studios de quartier.

Ce travail qui jette le trouble sur l’identité, l’altérité, la vérité, porte sur les codes sociétaux de l’Inde et les modes de représentation. La série « démontre », dans le régime du faux, comment un puissant déterminisme pèse sur la manière dont les individus se mettent en scène.

The Others / interview Olivier Culmann from Tendance Floue on Vimeo.

Site de l’artiste

Pauline Rousseau

Avec la série « The Would Be Me », cette jeune photographe, rompue à l’histoire de l’art, réfute ces déterminismes. Elle s’interroge sur ce qu’elle serait devenue si elle avait poursuivi certaines relations amoureuses. Pour cela, elle a recontacté ses « ex » et leur a demandé de jouer le couple idéal qu’ils auraient pu former. Ses photos sont jubilatoires et témoignent des stéréotypes de certaines appartenances familiales (à l’image des films populaires comme « Qu’est-ce que l’on a fait au Bon Dieu ? » -Voir bande-annonce -) et encore plus des travers de la société de consommation et du divertissement dans lesquels la photographe pourrait s’être engluée.

« Relations à peine esquissées, mais avortées, passions qui un jour ont cessé, histoires d’amour mortes avant d’exister. Des évènements infimes, un contexte inapproprié, des ressentis minuscules ou énormes, de mauvaises interprétations, des ratés, dont la conséquence est une déviation de chemin.
En abandonnant ces pistes, on renonce aussi aux vies possibles qui y sont associées. »
Pauline Rousseau - extrait du texte de présentation)

Dans cette approche conceptuelle, elle se trouve proche de la dynamique des films « Smoking/No smoking » et du questionnement initial d’Alain Resnais, inspiré du texte d’Alan Ayckbourn : Célia voit un paquet de cigarettes, va-t-elle en fumer une ou au contraire continuer le nettoyage de son jardin ? De sa décision, tout le cours des choses en sera changé dans chacun des deux films.

Pauline Rousseau. The Would Be Me. 2016

L’originalité de cette série tient aussi à la manière dont, par la photo, l’artiste parle du temps et de la traduction de l’imaginaire.

« L’image est le résultat d’une expérience performative. Pendant la durée de la prise de vue, les modèles et moi-même vivons ces vies imaginaires. Je fais les courses avec un nouveau-né, passe l’après-midi à la salle de sport, ou déjeune avec une famille qui pourrait être ma belle-famille.
C’est un travail qui se situe entre un passé révolu, le présent de la prise de vue, et un futur qui n’existera pas.
 »(Pauline Rousseau - extrait du texte de présentation)

Les photos montrent Pauline Rousseau dans des configurations différentes, mais à chaque fois très reconnaissable, car elle regarde l’objectif, donc le spectateur, de manière identique. Il y a de l’autoportrait dans ces photos de couple ou de groupe, de la farce et de l’interrogation implicite : « Que dois-je faire, car je ne me reconnais pas dans ce type de famille ? »

Il y a aussi du féminisme dans son approche. Mais pas de radicalisme revendicatif, plutôt de l’humour et de la légèreté. Ce qui est efficace.

The Would Be Me. A déplier

Texte de présentation de la série par l’artiste.
Relations à peine esquissées mais avortées, passions qui un jour ont cessé, histoires d’amour mortes avant d’exister.
Des évènements infimes, un contexte inapproprié, des ressentis minuscules ou énormes, de mauvaises interprétations, des ratés, dont la conséquence est une déviation de chemin.
En abandonnant ces pistes, on renonce aussi aux vies possibles qui y sont associées.
C’est l’âge où les choix que l’on fait dans nos vies amoureuses impactent : se marier, avoir un enfant, épouser le style de vie, la religion, la famille ou le milieu social de son conjoint.
J’ai recontacté toutes ces personnes qui ont traversé à un moment ma vie afin de mettre en scène l’hypothétique futur que l’on aurait eu ensemble.
Si l’histoire avait eu lieu, si la relation s’était développée, officialisée ou si elle avait continué.
L’image est le résultat d’une expérience performative. Pendant la durée de la prise de vue, les modèles et moi-même vivons ces vies imaginaires. Je fais les courses avec un nouveau-né, passe l’après-midi à la salle de sport, ou déjeune avec une famille qui pourrait être ma belle-famille.
C’est un travail qui se situe entre un passé révolu, le présent de la prise de vue, et un futur qui n’existera pas.
Pauline Rousseau

Voir le diaporama en grand format à partir du portfolio

Un match Pauline Rousseau/Olivier Culmann ?

Les deux artistes se confrontent dans ces deux séries à partir d’une question unique et d’un principe commun, l’autoportrait, mais les termes des réponses s’opposent : une femme dans des scènes de couples ou de groupes / des hommes seuls ; la société française / la société indienne ; des saynètes de théâtre ou de cinéma populaire / le sérieux de la « démonstration ethnographique » ; des mises en scène légères / la raideur de la pose ; les décors naturels/ les studios et le retravail de la photo, etc.
Au-delà de leur expression, les photos cachent des divergences de fond [3].

Du même point de départ à la mise en forme photographique, cette rencontre fut belle mais brève.

Elle laisse le lecteur se définir par rapport à la question initiale !

Jean Deuzèmes.

Site de l’artiste

Revoir la bande annonce de Smoking / No Smoking

Compléter éventuellement cette lecture par une vidéo tournée en juillet 2016, au CAPC de Bordeaux, où Pauline Rousseau explique comment son approche plastique et ses questionnements théoriques interfèrent.
Voir

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[1C’est de ce type de réflexion imaginaire que Michel Juffé a écrit une livre stimulant « Sigmund Freud - Benedictus de Spinoza. Correspondance 1676-1938 », Gallimard, 2016

[2Pierre Bourdieu était aussi un théoricien de l’art ; il aurait probablement apprécié cette démarche d’artiste-anthropologue

[3Un peu comme l’a été le rapport entre les deux sociologues Pierre Bourdieu et Raymond Boudon