Jacques Mérienne & Juan Manuel Silva. La Séptima. Nuit Blanche 2011
Nuit Blanche 2011 à Saint-Merry.
Saint-Merry est l’un des endroits phares des Nuits Blanches de Paris. Les chaises y sont retirées et l’architecture se révèle éclairée d’une manière originale, la foule y découvre des œuvres inédites qui dialoguent avec le patrimoine.
Celle de 2011, avait comme thème la ville et la manière dont elle est vécue ; la ville à travers laquelle s’exprime la culture d’une société ; la ville sur laquelle sont projetées des émotions et par laquelle le temps ou le rêve s’expriment.
Dans la grande nef : Bogota, et son avenue royale, La Séptima, saisie par Jacques Mérienne & Juan Manuel Silva et leur équipe. Vingt mille visiteurs sont passés … Retour sur cet évènement majeur : un dossier établi par Michel.
Après la visite de cet article, V&D vous propose d’autres découvertes de la Nuit Blanche :
• La Nuit Blanche dans différentes églises de Paris : 8 minifilms commentés, ainsi qu’une œuvre magique au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. À ne pas manquer.
À Saint-Merry, le propos était d’immerger un piéton de la Nuit Blanche parisienne dans l’avenue majeure de Bogota, la septième, comme on dirait la cinquième à New York, en utilisant six grands écrans placés dans la nef vidée de ses chaises et en mobilisant un son expérimental hors normes, puissant et multidirectionnel, qui immédiatement plaçait le visiteur loin de Paris.
Pour apprécier ce montage réalisé par Julien, mettez en plein écran et augmentez le son.
L’œuvre que Jacques Mérienne et son équipe ont présentée à Saint-Merry, était à la fois très impressionnante et subtile. Elle est le résultat d’un réel travail d’équipe : saisie de l’image et du son, montage et mise en scène dans l’église.
Cette œuvre éphémère avait été conçue pour un lieu et on y lisait la signature de son auteur : un scénographe aimant la rue et ses spectacles, ayant une extrême familiarité tant de Bogota que du lieu accueillant l’œuvre, une église du XVIe, et ayant une posture spécifique de créateur : réaliser une œuvre dans le cadre d’un collectif humain est source de grandes richesses.
Si certains visiteurs ont pu « passer » à côté de l’œuvre car elle leur a semblé exotique ou trop réaliste, le plus grand nombre a plongé avec plaisir dans une expérience intrigante, chaleureuse et questionnante, qui se révélait bien plus qu’une mise en miroir : la foule parisienne - et ses bruissements- montant et descendant la nef, d’un côté, et le peuple , parfois foule, - et ses bruits et clameurs-montant, descendant, entrant dans les immeubles de Bogota, de l’autre.
Un dispositif de mise en scène fondamental : les six écrans se déployaient entre, d’un côté, la porte ouverte de la rue saint Martin, qui est le canal des foules allant et venant du centre Beaubourg, Saint-Merry jouant le rôle de dérivation de l’hydraulique humaine, et, de l’autre côté, la Gloire, cette sculpture de bois doré au-dessus du maitre-autel, zone éclairée en jaune tandis que pointait dans le noir juste en-dessous une minuscule lumière rouge, celle du Saint-Sacrement.
Deux polarités donc, l’une grouillante, celle de la vie urbaine, civile, humaine et principalement touristique, l’autre secrète et intime, moins évidente mais incitant au ralentissement, à l’arrêt, au questionnement du regard, voire à la reconnaissance de quelque chose lié au sacré.
Entre les deux, l’œuvre en tension par sa situation, mais aussi par le sens qu’elle laissait ouvert. Une œuvre-rue à la fois fictive et bien réelle, placée entre deux configurations humaines : d’une part, celle du corps à corps grouillant et de la mise en spectacle des individus et, d’autre part, celle du recueillement où l’autre, l’humain souvent inconnu mais côtoyé, s’efface, pour laisser le temps d’un retour silencieux sur soi.
Les six écrans n’étaient pas à même le sol, mais disposés à 60 cm ; faisant figure de fenêtres et non de portes-fenêtres, ils permettaient d’avoir un peu de distance par rapport au sujet des films. Toutefois les prises de vue mettaient leurs personnages à l’échelle des spectateurs (taille ou position des têtes), les rendant familiers et proches en dépit du décalage culturel.
Avec des séquences de 20’, les rythmes d’images étaient toujours différents sur les six écrans simultanés : l’un en plan fixe, les deux autres symétriques en caméra mobile, des gros plans sur un personnage, etc.
À la différence du cinéma, l’œil ne pouvait percevoir d’un coup et des deux côtés à la fois toutes les séquences filmées de la rue. Le spectateur était obligé de mouvoir son corps d’un écran à l’autre, sachant qu’il n’y a pas d’histoire mais des histoires de personnes, de la ville, etc. D’où le fait de monter et de redescendre la nef, dans une foule compacte ayant envahi Saint-Merry entre 21 et 23 heures.
Le son était un peu la 3 D de ces images, tant il était exceptionnel et aussi aléatoire que les images, puissant, accompagnant la projection ou en étant déconnecté. Cette prouesse fut permise à la fois par les haut-parleurs d’un type nouveau et par le traitement du son lui-même.
Le dispositif sonore invite à être transporté à l’intérieur du récit, en se glissant jusqu’au cœur de la ville, en redécouvrant avec des yeux et des oreilles émerveillées d’enfants, en écoutant le frémissement, l’écho, le rythme de la vie qui y bat, et ainsi à se laisser surprendre en permanence. écrivait Jacques Mérienne
Cette œuvre subtile et forte à la fois, cette œuvre se voulait libre d’interprétation.
Ni la caméra ni le son ne recherchaient le pittoresque. Ce n’était pas des documentaires ; ils documentaient, ils ciselaient, ils ne démontraient rien, ils ne défendaient rien, ils saisissaient sur le vif ; ils étaient la vie même. L’ensemble ne défendait aucune esthétique préalable, se refusait à une conception d’un temps linéaire de l’observation, était précis et évitait les effets de virtuosité.
Objective et subjective à la fois, cette œuvre ne « racolait » pas le visiteur. Ce n’était pas un spectacle de rue, mais la rue de Bogota y était mise en spectacle dans cette alternance de creux, de foules, de murs et boutiques, d’individus de toutes classes en activité, etc. ; le rythme des images et du son était à ce service. C’était donc une œuvre laissant libre chacun d’y faire résonner son propre imaginaire et sa sensibilité, d’y adhérer ou pas.
Il était possible d’aborder le sens de l’œuvre par trois sujets : le peuple, la cité, la culture.
Le peuple était un peuple au quotidien, car le film saisissait des mondes, plusieurs jours et heures, l’activité d’individus venant de toutes les couches sociales, multiples et spécifiques dans leur manière d’être en relation, ou d’être seul, dans la consommation et la bricole, le jour et la nuit. Un peuple dont on voyait bien l’arrière-fond de violence, un peuple d’Amérique latine qui a sa manière bien à lui d’exister. Portant sur un seul lieu, une avenue certes royale, la caméra ne parlait pas du politique mais en donnait le cadre par les graffiti sur les murs ainsi que le fond social. Un peuple présent aussi et surtout par les cris et les bruits. En allant d’un habitant à l’autre, la caméra ne semblait privilégier personne, à chaque spectateur le soin de mettre les mots sur ce qui fait peuple.
La cité était celle de la grande variété, le film prenant tout ce qui se présentait, dans toutes les traces disponibles du tissu urbain. Le beau comme le moche, le trottoir comme les places, les bâtiments publics ou les lieux de consommation. La lecture en était facilitée par le principe de l’axe linéaire, mais les percées des rues orthogonales ou quelques plans de paysage, ouvraient sur autre chose.
Il s’agissait bien d’une ville andine d’altitude où la modernité en ajoute au composite, et dont le film ne peut rendre compte totalement, cela n’était pas son objet.
La septième rue, indienne, coloniale moderne démocratique violente mutilée. La cité rassemble hommes et femmes pour vivre ensemble. La ville donne une image de la cité. La rue donne une image de la ville. Par sa diversité aléatoire et mobile elle donne accès à la réalité invisible de la cité, ce qu’on ne peut voir elle le montre (Dossier de presse-Jacques Mérienne).
Ce n’est donc pas une découverte urbaine qui nous était proposée- aucun plan n’était à la disposition !-, mais bien plus une approche des usages, des heurts et de la fluidité des hommes.
« Dans ce lieu menacé par la modernisation existe encore « on ne sait quoi » de la vie urbaine qui disparaît des autres villes, des autres quartiers. Ont disparu peu à peu les gigantesques embouteillages de busetas relayées par le Transmileño »
.
Les films étaient donc partiellement hantés par une disparition que l’auteur avait perçue d’année en année. Une vision et non un documentaire, pour qui acceptait d’entrer dans l’immersion. Pas de nostalgie, mais un désir visible de consigner un maximum de faits et observations, une sorte de regard amoureux sur une ville, un peu à la manière de la collection « Dictionnaire amoureux de … », une ville saisie par des vies, et des facettes multiples.
La question de la culture était en fait transversale. Une culture, non pas savante, mais appréhendée par les figures, les corps et les activités. Ici le parti pris était clair. Inutile de mener des discours, il s’agissait avant tout de faire pénétrer des Parisiens remplis du désir de Nuit Blanche dans une tout autre culture en plein bouillonnement, où la violence perce, où l’informel se glisse dans l’espace le plus central, où le croisement des classes populaires et des classes moyennes avec leurs codes vestimentaires peut sembler étrange, une société où les excès de vie sont intriqués avec ce qui fragilise cette société : « Le marché des émeraudes sur le trottoir au carrefour de la Jimenes, la violence de la sortie des bars étouffée par le couvre-feu précoce, les bandes de gamines, devenus les ñeros fantômes nus des rues… » Une matière sociale à voir et non de l’exotisme, formalisée sans thèse, une empathie évidente du réalisateur appelant décryptage ou discussion avec l’inconnu (e ) que l’on rencontre durant cette Nuit Blanche, si différente de toutes les précédentes.
… Une foule innombrable d’hommes semblables, qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, où chacun d’eux, retiré à l’écart est comme étranger à la destinée des autres. (De la Démocratie en Amérique. A.Toqueville)
... Nous sommes un certain nombre qui aimons une chose honnie : il est bon qu’on se compte, et qu’on se connaisse. Que les absents se lisent et que les voyageurs se voient (Correspondance. S.Mallarmé)
… Puis le Diable entraîne Jésus dans la ville sainte. Ils sont sur le toit du Temple. Il lui dit : regarde. (St Matthieu. 4-8)
(Extrait du dossier de presse)
Scénario et réalisation : Jacques Mérienne
Image : Juan Manuel Silva
Son : Yves Coméliau
Montage son : Jean-Marc L’Hotel, Yves Coméliau
Montage image : Juan Manuel Silva, Jacques Mérienne