La question centrale de l’exposition porte sur les travaux d’un roboticien japonais, Masahiro Mori (1927—) que l’on peut retranscrire ainsi : jusqu’à quel point les robots ou les créations artificielles dont nous nous entourons de manière croissante doivent-ils nous ressembler ou être différents de nous pour que nous les acceptions ? La réponse est largement développée dans les dernières salles.
Mais « Persona » débute par une autre question [1] : « Il y a quelqu’un ? », formulation familière d’un sentiment que nous avons tous connu dans un espace, notamment sombre : nous ne sommes pas seuls. L’homme est ainsi fait qu’il perçoit des personnes dans son environnement même et surtout quand elles sont invisibles, imaginaires ou non.
Ces constructions mentales se font à partir d’indices tels un bruit, un mouvement, l’ébauche d’une forme. Cette capacité à reconnaître de l’humain, qui peut prendre des allures de jeu, se porte sur le très petit (des morceaux de sucre, des puces) comme sur l’infiniment grand (les étoiles), l’énorme ou le monumental (nuage, montagne). Elle est notamment développée chez les enfants, puisque l’on estime qu’à l’âge de sept ans, 40% d’entre eux vivent avec une créature imaginaire.
Comment rendre visible ce qui est invisible et nous approprier ses pouvoirs ?
La vidéo d’entrée « L’homme invisible » de Mathias Théry avec Denis Lavant (2016) introduit le visiteur dans cet univers merveilleux, non seulement de divertissement, mais aussi de questionnement.
On ne sait de cette exposition ce qui est le plus passionnant : les questions qui scandent le parcours ou les objets qui sont présentés par les commissaires ?
« Il y a personne ! » Comment détecter les quasi-personnes ? Comment activer les présences latentes ? Comment mesurer les intensités de présence ? De nombreux objets ne sont assimilés à des personnes que par le truchement de rituels ou dans le cadre d’interactions sociales. La nécessité de s’assurer de la présence d’êtres invisibles a suscité d’innombrables appareils pour les convoquer, les provoquer et communiquer avec eux, les séances de spiritisme du XIXe se sont modernisées !
Au cœur de l’exposition, un concept, présenté sous forme graphique, par Masahiro Mori qui a testé l’apparence des objets sur le sentiment d’adhésion : de simples machines sur des chaînes de montage automobile sont dénuées de figure humaine et créent au plus de l’admiration technique ; en revanche le visage traditionnel d’une statue de Bouddha est proche de la familiarité (comme peuvent l’être les personnages célèbres des musées type Grévin) ; l’animal en peluche est un confident, qu’il soit fixe ou désormais mobile ; le robot humanoïde de Starwars fait partie de nos quasi-amis. Mais il n’en va pas de même des prothèses de main, mobiles ou non, des écorchés anatomiques en cire ou des zombies dans les films à effets spéciaux. Ainsi donc, les attributs que l’on donne à tous ces artefacts sont très variables et induisent des réactions de rejet ou d’adhésion qui ne suivent pas une courbe linéaire. Habillage et formes, se mesurant en % d’apparence humaine, peuvent provoquer le désagrément et produire l’effet inverse de ce que l’on cherche. Cette zone est appelée « La vallée de l’étrange ». Si l’on suit ce raisonnement, comment va-t-on présenter les multiples outils et robots qui entrent dans notre univers domestique ou de travail ? Accepterons-nous de vivre avec eux ?
D’où les questions de fond qui se posent aux designers contemporains : De qui voulons-nous nous entourer ? Comment s’attacher à qui ? Quelles sont les quasi-personnes auxquelles nous devrions collectivement résister ? Dans la cuisine passe encore, mais dans la chambre, lieu de l’intime, quels liens (par la parole ou le geste) et surtout quelle forme familière faut-il donner aux objets utiles que l’on crée, par exemple pour assurer une présence et une aide aux personnes âgées isolées ? Une poupée hyperréaliste [2], un chien qui parle ou un petit robot sympathique et descendant de R2-D2 ?
***Et l’art ? De l’amulette à l’hologramme en passant par le Pokémon
L’art a toujours joué un rôle important dans la manière dont les hommes attribuent des caractères humains à des objets trouvés ou à des artefacts construits à partir d’éléments de nature. Mais dans « l’âme primitive », l’art ne semblait pas premier, car le choix de ces objets était moins fait en raison de leur ressemblance fidèle à l’homme que de leurs potentialités à catalyser des forces ou à servir à de multiples fonctions. En analysant les lieux où ils se trouvaient (habitat, nature) et comment ils pouvaient être exposés ou portés (cf. les objets de fécondité), les anthropologues ont cherché à repérer les « actions de présence » des choses et à déceler les dispositions de bienveillance ou d’hostilité. L’art s’insinuait alors, car en permettant le passage d’objet de nature à objet de culture, il devenait une composante de cet objet [3].
Avec l’art contemporain et le design, notamment les robots, le jeu entre présence et absence, qui est central dans cet « étrangement humain », se pose différemment. Au fil des siècles, l’art est devenu autonome, tandis que le design produit un artefact matériel qui articule le « beau » au fonctionnel – qu’on se rappelle le Bauhaus des années 20 — et désormais inclut de plus en plus d’immatériel (la lumière, Internet). L’une des richesses de cette exposition est de présenter un grand nombre de ces réalisations contemporaines.
Bien qu’il ne soit pas évoqué dans l’exposition, le jeu de PokémonGo est une des formulations les plus actuelles de « Persona ». La technique consiste à utiliser un objet matériel (le portable) qui superpose deux images, celle de la réalité d’un paysage à celle complètement imaginaire et virtualisée d’objets humanisés. Ce jeu propose de partir à la chasse, comme nos lointains ancêtres, afin de saisir des figurines, de les conserver, voire de les maintenir en vie [4] et de les aimer ! L’univers, qu’on appelle désormais réalité augmentée, comprend ainsi le réel, l’image, le virtuel ; les paysages de la quête sont liés à la nature environnante mais surtout à l’univers culturel que sont les rues, immeubles ou monuments : le virtuel, le caché, le réel et la représentation mentale sont totalement imbriqués. En trouvant un maximum de Pokémons, le chasseur devient riche (on dirait aussi puissant) ! PokemonGo ne pourrait pas exister s’il n’y avait le design et l’art pour le mettre en œuvre.
Si l’art contemporain est mobilisé avec justesse dans cette exposition du Quai Branly, c’est parce qu’il a conquis, comme l’a dit le poète Yves Bonnefoy, la capacité à rendre une présence bien plus qu’il décrit ce qu’il voit [5]. C’est aussi parce qu’il n’est plus seulement celui de la peinture et de la sculpture, dont les finalités d’imitation ont été au cœur de la création depuis Socrate, la mimesis, mais aussi celui de l’installation, des sculptures mobiles et étranges, des effets de la lumière, des images du cinéma, de la photo.
Par ses techniques, il a été porté à « présentifier l’invisible » [6] que celui-ci passe par l’immatériel ou le plus réaliste, voire le bricolé sur un mode féérique. « Persona » est l’occasion de regarder des hologrammes qui rendent des compostions mobiles encore plus vraies et séduisantes que le cinéma d’animation, des sculptures lumineuses à base de fils de leds permettant de deviner des corps, mieux que des expériences d’occultisme, et surtout de découvrir des installations mobiles d’une poésie débridée faites souvent de matériels banals qui font sens différemment.
Lorsque Lévi-Strauss, dans Tristes tropiques (1962), parlait des mythes composés de manière hétéroclite, il les décrivait comme du bricolage de faits culturels, à partir d’un nombre limité d’éléments, en les opposant à l’univers de la technique et de l’ingénieur. L’exposition unifie les deux voies : l’art déployé pour attribuer de l’humain à des objets est élaboré tant par des poètes bricoleurs que par des ingénieurs ou des maîtres des techniques ouverts à l’inspiration. Leurs œuvres sont congruentes à celles de sculpteurs haïtiens qui, à l’aide de cuillers et fourchettes, représentent un esprit à forme humaine ou d’autres qui fabriquent des amulettes anthropomorphes. Mais très souvent, à la différence des artisans producteurs d’objets « étrangement humains », ces artistes s’attachent à poser des questions et non à les résoudre.
Ainsi dans la présentation de son Automate de Matsyan, avatar de Vishnou qui s’incarne en poisson [7], l’artiste, Alush Bhaikar, commente sa créature aux multiples bras : « Si Matsya revenait sur terre, comment verrait-il le monde ? Pourrions voir le monde comme un poisson ? »
Jean Deuzèmes
Alush Bhaikar, Automate de Matsyan, avatar de Vishnou. 2016 from Voir & Dire on Vimeo.
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