Si l’artiste s’est récemment essayé à la sculpture en bronze pour le musée des Impressionnistes de Giverny et, avec talent, à la broderie pour Dior (La Chambre de soie), elle a choisi ici de revenir au carton pour medium auquel elle a adjoint un dessin récent grand format. Ne se contentant pas d’investir la salle d’exposition du rez-de-chaussée et d’y créer la pièce éponyme Galleria, elle œuvre à d’autres comme ses lianes et plantes invasives au second étage, dans la cabane d’Aldo Leopold, doyen de l’écologie. Après avoir été montrés à Hertogenbosch, au Het Noordbrabants museum (exposition « Paper Tales » photos et vidéo en flamand), les différents édicules, cénotaphes, caprices et nymphées disposés dans les salons de peinture du premier étage sont exposés pour la première fois dans un musée français.
Un parcours
Au musée de la Chasse et de la Nature, lʼœuvre principale dʼEva Jospin, Galleria est un espace à traverser, lui-même inséré dans l’archétype du White cube, une grande salle blanche à l’entrée. Un morceau de forêt découpé, caractéristique du style unique de l’artiste, s’ouvre sur une galerie à la fois végétale et architecturée, faite de plinthes et de niches à la manière dʼun studiolo de la Renaissance italienne. L’installation joue de la découverte et du dialogue entre intérieur et extérieur : un foisonnement structuré dans lequel alternent des niches reliquaires et des fentes en forme d’archères donnant discrètement sur la salle et ses passants.
Cette œuvre n’est pas une simple réplique mais un geste gratuit d’architecture, reprenant le principe des voûtes en berceau à caissons, à une autre échelle et avec des contenus très imaginatifs en carton ou en fil, de la dentelle, de l’orfèvrerie.
Comme le carton utilisé n’est pas seulement découpé mais aussi meulé, il apparaît comme marqué de l’usure du temps. La fascination est grande face aux multiples détails dont on s’amuse à rechercher l’origine et la forme. L’œuvre fonctionne comme un trompe-l’œil d’un type nouveau, car la matière, le carton, se substitue au marbre, à la pierre et au béton.
Il y a chez l’artiste un tropisme évident pour l’architecture comme l’attestent deux œuvres plus anciennes exposées à côté de Galleria :
• Balcon, 2015, en métal et carton, ne protège aucune fenêtre.
Le dessin en fer est étonnant, car s’il emprunte à des dessins traditionnels du début du XXe pour des immeubles bourgeois, l’artiste a dessiné d’autres motifs, façon Art nouveau, dissymétriques. Cette œuvre est dans l’air du temps, car certaines façades contemporaines possèdent des balcons où s’accrochent des éléments de nature comme dans l’architecture d’Édouard François. Cette œuvre peut aussi être interprétée comme un prototype destiné à de futures constructions intégrant de l’art, ainsi qu’on peut le supposer pour Matéra, l’œuvre accrochée en face.
• Matéra, 2018, un immense panneau en bois, carton, papier coloré et pigment, est du même type que ceux que l’artiste à conçus pour le promoteur Eimerige qui les a utilisés dans ses nouvelles façades en béton.
Au travers de ces deux œuvres, Eva Jospin se positionne donc comme une artiste prête à participer à l’acte de construire d’aujourd’hui et pas seulement encline à évoquer l’art des siècles passés.
L’architecture italienne des XVe et XVIe, avec des motifs albertiens, palladiens, brunelleschiens, est grandement référencés avec une œuvre où l’œil se perd, Nymphées [1], 2019.
Cette immense maquette, face au grand dessin sur papier de l’artiste, indique clairement que la source de son art est bien le dessin à une époque précise : la Renaissance. Le principe des maquettes est récurrent dans l’art contemporain, comme chez Khaled Dawwa (>>> ) ou chez Anne et Patrick Poirier, des artistes qui se font archéologues et architectes pour revisiter des mondes en ruines et s’interroger sur la fragilité humaine ou celle des civilisations. Eva Jospin, elle, se situe dans le champ de cultures passées qu’elle aime à fréquenter et à évoquer.
L’œuvre monumentale Cénotaphe, dans le salon de compagnie, est très significative.
Déjà exposée à Montmajour en 2020, elle surprend par sa grandeur et les multiples matériaux qui se mêlent au carton, papier coloré, coquillages, liège, cuivre et laiton. Elle relève du type des cénotaphes élevés depuis l’Antiquité à la mémoire d’un mort, généralement illustre ou représentatif, qui a été enterré ailleurs ou qui n’a pas reçu de sépulture.
Mais à quel héros est destiné ce tombeau vide ? À aucun précisément. L’œuvre fait revivre des cultures disparues, chères à l’artiste, en luttant contre l’oubli du génie de la Renaissance puis de l’art baroque, au nom d’une certaine idée du faste, du beau et de l’esprit festif.
Une féérie
L’originalité de cette installation féérique tient à l’inversion des éléments d’origine. Ainsi les cénotaphes qui étaient des constructions courantes durant l’Antiquité, ou même récemment comme après le naufrage du RMS Titanic, étaient en marbre. Ils ont été représentés dans les peintures du XVIIIe, souvent de petite taille, mêlés à des paysages imaginaires, avec de nombreux éléments d’architecture réels ou fictifs : les capricci.
Eva Jospin, elle, a poursuivi les changements de contexte : elle a sorti ces objets des tableaux, les a imaginés à nouveau en volume, de carton et non en marbre, les a déposés en d’autres lieux que les cimetières. Le sens s’est progressivement perdu au profit de la sensualité visuelle.
Le cadre de l’exposition en arrière-fond permet de découvrir que la nature à laquelle s’intéresse Eva Jospin est différente de celle valorisée par le musée : l’artiste ne traite que du végétal alors que, par définition, le musée de la Chasse met l’accent sur les animaux.
L’artiste utilise la magie de l’illusion et du décor interne à l’œuvre en jouant sur l’atmosphère très spécifique du musée de la Chasse et de la Nature. Elle revisite les ornementations des palais, tableaux, jardins et pratique une hybridation jubilatoire : l’architecture et la nature, le minéral et le végétal, la grande et la petite échelle, les goûts des XVIIIe, XIXe et XXIe siècles. La localisation de l’œuvre et son organisation, des trouées laissant voir les œuvres permanentes du musée, les coloris utilisés contribuent largement à cette hybridation.
Cette exposition témoigne de la liberté d’imagination croissante de l’artiste. Mais il s’est opéré un glissement : de l’univers de l’enfance dans Forêt à celui de l’adulte qui est invité à revisiter sa culture dans Galleria.
Jean Deuzèmes