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Ludovic Duhem. Aîtres de peau



Installation dans l’église Saint-Merry. 27 avril-20 mai 2013

Confronter une chapelle du Baroque rococo à une installation empreinte de minimalisme, la complexité du vocabulaire visuel du XVIIe à deux formes, le cube et le drapé, deux couleurs, le rouge et le blanc, semble une approche étonnante. Avec « Aîtres de peau », l’inattendu se pare de beauté. Le titre et le sous-titre, « sculptures d’accueil et de recueil », intrigants par leur poétique, ouvrent à d’autres voies. Le projet n’est pas de heurter ni l’architecture ni le spectateur, mais de faire résonner l’émotion produite par une situation inédite.

« Noli me tangere » (le cube tranché) et « Manteau » (le cône ouvert) ne résultent pas d’une démarche conceptuelle, mais sont bien plus ancrés dans le sensible : peindre avec les mains, glisser son corps dans une forme enveloppante, immense mais maternelle. Les échelles des deux pièces dialoguent au seuil d’une chapelle, la première signification du terme « Aître » : parvis, vestibule, porche.

Ludovic Duhem, jeune artiste de Lille, expose à Paris.

L’œuvre dans son contexte

Les deux formes ont été créées en des temps différents, mais les inspirations de l’artiste sont proches : utiliser des formes simples, ancrer les sens des sculptures dans les références au religieux et aux antécédents de l’art, trouver un lieu adapté à recevoir de telles œuvres.

« Noli me tangere » (2011) reprend les mots du Christ à Marie Madeleine qui veut se saisir de lui après la résurrection (Ne me touche pas, ne me retiens pas). Cet épisode relaté par l’évangéliste Jean a été traité de multiples manières en peinture et sur les chapiteaux selon des symboliques différentes. Ici Ludovic Duhem propose un bloc blanc sectionné en quatre laissant apparaître des faces rouge carmin. Le vide entre les blocs devient essentiel, il n’est pas neutre, il est couleur sang. Il ouvre à toutes les significations. Il peut ainsi renvoyer à la notion de rupture, celle qu’a été pour les croyants le choc d’une révélation produite, selon les textes, par une femme : la vie a vaincu la mort.

Celle du passage, le regard passe entre les blocs, le corps pourrait en faire de même. Celle du toucher, en effet c’est avec la main que la peinture blanche et rouge a été enduite sur la sculpture, les traces de doigts sont encore visibles et ont été savamment disposées. La sculpture est à taille humaine, elle est si belle qu’elle se laisse toucher. Il y a de l’humour sous-jacent, car alors que dans les musées il est interdit de toucher, « Noli me tangere » exprime l’interdit tout en invitant à le transgresser !

« Manteau » (2013), créé spécialement pour Saint-Merry, est une vaste toile (6mx3m) recouverte de plusieurs couches de peinture, blanche sur une face, rouge sur l’autre, de telle manière à lui donner à la fois rigidité et souplesse. Ensuite elle est disposée comme un vaste manteau, le rouge à l’intérieur. La forme est accueillante et le visiteur qui s’y glisse pourra voir dans la partie étroite supérieure le ciel, puisque la chapelle n’a que des lanterneaux comme éclairage naturel. Le manteau étend son ombre et laisse voir la lumière.

Le manteau est une thématique fréquente dans la peinture religieuse et renvoie à celui de la Vierge, tel qu’il est décrit dans l’Apocalypse. Une exposition récente à Saint-Merry a utilisé cette inspiration Lire Marie-Pierre Guillon et Esther Marty-Kouyaté. Neuf manteaux mystiques.. Mais avec Ludovic Duhem, il s’agit aussi de référence aux Manteaux (Manteaux de la Vierge) du grand peintre français Simon Hantaï qui, dans les années 60, pliait ses toiles avant de les peindre et de les déplier ensuite, laissant apparaître de grands monochromes où la facture du pinceau était transformée par la déformation préalable du support.

Le titre de l’ensemble fait rebondir les interprétations et unifie le tout. L’objet caché est bien la peau, celle que l’on touche dans la main de l’autre, celle qui nous protège du monde, tel un manteau premier.

Le titre démultiplie le sens. Aître désigne le seuil, le porche, le parvis d’une église ; ici , l’installation est disposée à l’entrée d’une chapelle XVIIIe.

Le terme désigne aussi le terrain libre servant de cimetière près d’une église ainsi que la galerie couverte entourant un cimetière (Aître Saint-Maclou à Rouen). Or sous le sol de la chapelle de communion se trouve un ossuaire antérieur à la construction de la chapelle.

L’œuvre et le titre résonnent chacun à leur manière de ces choses cachées.

Le titre est ainsi une belle homophonie : êtres de peau ; ce qui associe ces objets, ces sculptures à du vivant, de l’humain probablement.


Entretien avec l’artiste

Voir et Dire : Le titre et le sous-titre que tu as donnés à ton exposition sont beaux mais peu communs. Peux-tu évoquer l’origine de cette œuvre et le choix de ces termes : l’aître, la peau ?

Ludovic Duhem : Il est toujours difficile de savoir quelle est l’origine du travail artistique ou de telle ou telle œuvre. Pour cette exposition, il s’agit pour moi d’approfondir ce qui anime mon travail depuis plusieurs années, à savoir : comment peut-on se faire un corps en peinture ? Cette question n’a pas de réponse univoque ni de forme évidente. J’essaie de faire sentir, par la peinture, que la peau est à la fois surface, enveloppe, membrane, interface et qu’il en va de même pour l’espace. Mon approche reste avant tout sensible, dans la mesure où c’est le contact avec la toile, le geste d’application de la peinture à la main, l’ouverture du format pour accueillir le regard – et parfois le corps tout entier – qui se présente comme une peau, une peau mouvante, vivante, vibrante. Au fond, c’est sans doute l’énigme du regard comme toucher à distance et du contact comme affirmation de l’espace que je cherche à montrer à travers la peau. C’est pourquoi j’ai intitulé cette exposition « aîtres de peau », en reprenant ce mot oublié d’ « aître » qui est pourtant d’une grande richesse car il désigne autant un lieu ouvert qui accueille la lumière naturelle, le ciel libre (atrium), un lieu qui recueille le silence des morts (cimetière), un lieu entre le profane et le sacré (parvis d’église). « Aître » est alors pour moi le mot qui fait le mieux converger les modes d’accueil et de recueil des deux sculptures présentées (Le manteau et Noli me tangere) et de l’église Saint-Merry. « Aître de peau », cette fois-ci dans un sens plus métaphysique, serait ainsi notre manière d’habiter le monde comme une peau qui nous enveloppe, de faire de notre corps et des espaces que nous formons, des demeures du toucher.

V&D : Noli me tangere a déjà été présentée dans d’autres cadres, il y a une sorte de plasticité de sa présentation. En quoi cette œuvre est-elle importante pour toi ?

Ludovic Duhem : Noli me tangere a été présentée dans la Crypte du Martyrium de Saint-Denis en 2011 dans le cadre de la Nuit Blanche à Paris (avec la collaboration du compositeur Bruno Abt). L’ensemble formé par les quatre blocs était accompagné d’un dispositif multimédia qui, par l’intermédiaire de capteurs de position, produisait une composition musicale en combinant des trames, des événements et surtout des voix en quatre langues (français, anglais, allemand, néerlandais). Ces voix, à mesure que les corps des visiteurs bougeaient, composaient un poème dédié à l’amour, à la caresse, à la blessure, à la mort.
Pour « Aîtres de peau », j’ai décidé de reprendre Noli me tangere sans le dispositif interactif, parce que je l’avais d’emblée conçue comme pouvant être montrée séparément, comme une simple sculpture, et elle s’inscrivait mieux dans l’église en étant « nue » si je puis dire. Il m’a donc semblé qu’elle prenait ainsi naturellement sa place dans le collatéral de l’église, entre les grandes colonnes, et qu’elle s’articulait idéalement avec « Le manteau », créé pour l’exposition.
Si j’ai choisi de donner cette forme inhabituelle au « Noli me tangere », thème classique dans l’histoire de la peinture religieuse, c’est parce qu’elle me semble concentrer plusieurs voies d’interprétation et pas seulement la voie chrétienne. Je ne cherche pas à être absolument fidèle au Nouveau Testament ni à « illustrer » un épisode de la vie du Christ, même si le titre, la croix, le rouge, l’évoquent inévitablement. Ce qui m’intéresse dans le « Noli me tangere » néotestamentaire, c’est moins l’apparition de Jésus à Marie Madeleine que l’ambiguïté existant entre la tentation irrépressible du contact et la blessure qu’il peut infliger, parfois jusqu’au plus profond de la chair. Mais j’aime aussi à penser que « Noli me tangere » est comme une métaphore de la peinture elle-même qui dit à la fois qu’on ne peut pas toucher, que tout n’est qu’apparition et restera intact, et que, pour cela, il ne faut pas retenir la peinture, la laisser libre de vivre et de mourir, et aussi de revenir. Noli me tangere est quelque chose comme une hospitalité du regard qui passe nécessairement par la main tendue.
Noli me tangere est alors comme un corps, une peau ouverte qui laisse voir la vie qui palpite, c’est aussi un autel ou un tombeau, quelque chose qui peut évoquer la sacralité mais sans identité confessionnelle ni croyance particulière. C’est aussi pour moi une façon d’entrer dans un corps à corps avec la peinture, avec la couleur, avec l’espace, avec ce que l’art peut encore tenter de dire sur l’expérience du monde en faisant communiquer tangible et intangible.

V&D : Le manteau est une œuvre forte qui est une sorte d’hommage à Simon Hantaï. Pourquoi ? Portes-tu d’autres références ?

Ludovic Duhem : Le manteau est une nouveauté dans mon travail. Jusqu’à présent, les peintures étaient présentées au mur, entre mur et sol et au sol. Ce sont les œuvres de Barnett Newman et Elsworth Kelly qui m’ont alors montré la voie. Pour Le manteau, qui est à la fois une conséquence de Noli me tangere (où je laissais voir la couleur seule pour la première fois dans mon travail) et une influence marginale de l’œuvre de Simon Hantaï. J’ai admiré avant tout son travail pour sa simplicité formelle, sa profondeur colorée, sa rythmique incalculable. Je me sentais en réelle connivence avec lui alors que je travaillais par empreintes digitales apposées en couleurs pures sur un support souvent non préparé. Dans l’intervalle de mes empreintes et dans les sillons digitaux, je voyais comme un analogue de ses plis (notamment dans la série des Tabula des années 1980). Il se trouve que j’ai eu la chance de le connaître dans les dernières années de sa vie et nous avons beaucoup échangé, notamment sur les conséquences du « blanc de Cézanne », des « ciseaux de Matisse », du « bâton de Pollock » et du « zip de Newman » qui ont orienté son choix d’adopter le pli comme « méthode ». Pour revenir à mon travail, que la toile soit libre, que la couleur soit « all over », que l’on puisse voir en lumière incidente les plis qui sont venus marquer le fond du manteau, peuvent effectivement renvoyer formellement à la peinture de Simon Hantaï. Mais je me sens à la fois pris dans d’autres problèmes, notamment dans le rapport entre la technique et le sacré, et dans un dialogue intime avec l’ouvert, le retrait, le silence qui fait la force de la couleur et la suture de l’espace dans la peinture de Simon Hantaï. Si hommage il y a dans Le manteau, il reste plutôt implicite, discret, presque intérieur pour moi.

V&D : Dans quel esprit as-tu abordé la scénographie de Saint-Merry ?

Ludovic Duhem : C’est l’espace et la lumière de la chapelle du Saint-Sacrement qui a immédiatement conditionné la scénographie. L’espace est vaste sans être monumental, d’une part grâce aux ornements baroques et rococo qui transforment les rapports d’échelle en faveur d’une sensation d’enveloppement, et d’autre part grâce aux trois lanterneaux qui offrent à la fois une belle ouverture zénithale et un resserrement spatial. Son articulation au reste de l’église est également intéressante, parce qu’il y a hétérogénéité entre la chapelle et la nef, aussi bien pour le style, pour l’espace que pour la lumière. C’est cette hétérogénéité entre les deux espaces qui a retenu mon attention et j’ai voulu la souligner par une articulation entre Noli me tangere qui trouvait naturellement sa place entre les quatre piliers du collatéral droit de l’église, plus étroit, moins haut sous les ogives et plus sombre que la chapelle : cette sculpture entrait ainsi en résonnance ou plutôt en contrepoint par la clarté du blanc, les angles saillants, la croix rouge. Placée ainsi devant Le manteau, elle agit comme une première étape dans un cheminement.
Quant au manteau, il trouve sa place dans la chapelle du Saint Sacrement, entre le collatéral et la grande peinture d’autel de Coypel, juste sous l’un des trois lanterneaux. Il recueille ainsi la lumière zénithale qui irradie le rouge de l’intérieur du manteau. Les deux pans de la toile qui se replient vers l’intérieur forment comme un col qui canalise la lumière et dessine un espace d’accueil du corps des visiteurs. C’est une sculpture qui se donne à voir comme une peinture dans laquelle on peut rentrer et autour de laquelle on peut tourner. Elle est comme un manteau maternel qui nous enveloppe ou une peau arrachée à un titan supplicié. Quoi qu’il en soit, Le manteau permet de s’isoler de l’architecture de la chapelle en y entrant et de redécouvrir son espace en se tenant à l’extérieur. L’ensemble formé par les deux sculptures instaure un dialogue avec l’église Saint-Merry auquel, je l’espère, les visiteurs seront sensibles.

NB : bientôt de nouvelles photos


Voir en ligne : Site de l’artiste


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