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Ron Mueck. Fondation Cartier



L’inquiétante étrangeté de l’intime. Une exposition de sculptures dérangeantes par leur réalisme et leur dimension. Une expérience incomparable pour le visiteur. Un humanisme autre.

Ron Mueck a exposé deux fois à la Fondation Cartier : en 1913 (présent article) et en 2023 lire V&D>>> 

La Fondation Cartier est probablement, par ses dimensions et par sa muséographie, le meilleur lieu pour accueillir les sculptures de Ron Mueck. C’est d’ailleurs la deuxième fois que l’artiste australien, vivant et travaillant à Londres, y a été invité mais cependant avec un nombre très limité d’œuvres. L’exposition a fermé ses portes le 27 octobre 2013.
Le contact avec ces statues hyperréalistes de silicone peint produit toujours le même choc : voir un autre que soi, sculpté à une échelle différente avec un soin infini et une attention au moindre détail introduit à un « monde des doubles suspects ». Et pourtant, c’est l’empathie qui emporte rapidement l’adhésion.

Lorsqu’elle est dans un rapport de 1 à 2 ou 3, la sculpture apparait comme un petit objet familier et intrigant, mais avec un rapport de 3 à 1, où un buste peut faire 2m de hauteur, elle met le visiteur en situation d’enfant témoin du monde des adultes ou d’une image de ce que nous allons devenir.

Les techniques de cette forme d’hyperréalisme ont considérablement évolué, la texture de la peau des personnages avec les rides, les boutons, les variations de couleurs sont inouïes. Cette manière de s’approcher de la perfection invite en retour à percevoir notre imperfection, notre finitude sans nostalgie ou regret. Avec une telle dialectique du si proche/ si lointain, les sujets très contrastés, n’ont rien d’anecdotique et ne peuvent relever du divertissement. Ron Mueck est un humaniste.

Dans cette exposition, la foule des visiteurs donnait en permanence les rapports d’échelle et joue un rôle non négligeable. L’arrière-plan du musée et de la dizaine d’œuvres était ainsi fait d’hommes, de femmes, d’adolescents, d’enfants si singuliers qu’ils donnent aux sculptures de Ron Mueck une valeur d’universalité et les ancrent dans le temps actuel.

La nouveauté de cette exposition ne résidait pas seulement dans l’amélioration des techniques au service d’un réalisme inouï, mais elle se glisse dans les attitudes, les petits gestes des personnages, qui nous plongent avec respect dans leur intimité et ouvrent à l’ambivalence des interprétations. De la confrontation au géant, qui a les mêmes attitudes quotidiennes que les nôtres, objet de la précédente expo, on est passé à un questionnement plus profond sur le vieillissement, sur l’expression de la tendresse entre humains et sur nos valeurs contemporaines.

« Il émane de ces sculptures une spiritualité et un profond humanisme suggéré par les sujets en apparence si ordinaires, suscitant une compassion inévitable du spectateur. Au-delà de toute intention portraitiste, Ron Mueck nous confronte à l’inquiétante étrangeté du rapport au corps et à l’existence [1] ».

Couple under an Umbrella

Placée dans ce temps/lieu du dévoilement des corps qu’est la plage, cette première œuvre, seule au milieu de l’immense volume du rez-de-chaussée stimule immédiatement l’empathie. Un geste dit tout : allongé, abandonné à lui-même l’homme saisit le bras de son épouse, comme s’il accrochait. L’attachement du couple est visuellement suggéré, dans la maladresse de la tête sur la jambe. Les yeux de l’homme, proches de ceux du visiteur, ne dévisagent pas, ils sont ouverts sur des pensées intérieures. Le temps de l’être humain, son vieillissement sont ici abordés avec tendresse par moult détails comme celui des ongles de pieds, souvent disgracieux, ou encore par l’alliance de la femme qui s’incruste désormais un peu dans la chair de son doigt. Ce respect dans la manière d’aborder les personnages traduit sans nul doute une sérénité du plasticien vis-à-vis de son propre devenir, le nôtre aussi. Rien à voir avec l’approche caustique de Martin Parr, ce photographe anglais totalement pop qui explore les pratiques des plages. Certes, Ron Mueck s’inscrit bien dans le même courant artistique mais pas avec un regard dénonciateur ou sarcastique. On est dans la sculpture humaniste, non pas celle de la Renaissance où ce qui importait était l’exacte proportion des dimensions, peu importe le réalisme des scènes, mais un humanisme nichant dans le quotidien, dans le geste familier. Non plus soi-même comme un autre, mais l’autre comme soi-même, au-delà des différences. La duplication au plus près de la nature n’a pas pour objet d’imiter mais d’utiliser l’émotion produite pour questionner la place de l’homme et voir plus loin.

Woman with shopping

Cette sculpture produit un choc. Elle est dans l’esthétique du réalisme social d’un Ken Loach, celui du regard sur un quotidien dur accentué par la nature des vêtements, le poids des deux sacs de courses, un bébé qui regarde sa mère et semble implorer un signe d’amour, alors que la femme regarde plus loin le sol, toute dans ses pensées. Mais ici, l’échelle (moins de la moitié de la taille humaine) est au service de l’affirmation de la fragilité humaine, à la limite de la précarité, et de tout ce qui menace la relation parent/enfant.

Still Life

Cette sculpture produit également un choc et relève d’un genre intéressant peu l’artiste, la nature morte. Le poulet bien mort, accroché, éviscéré, dont on ne cache pas le coup tranché rappelle les abattages liés à la grippe aviaire. Cette vision locale d’une pandémie internationale est traitée sur un modèle directement humain. La sculpture de ce poulet a en effet la taille d’un homme et sa peau est traitée sur le même mode et avec la même précision que les autres sculptures.

[*Young Couple*]

Si cette sculpture de jeune couple est dans la même veine que la première sur la plage, il s’agit, ici, d’une histoire humaine qui débute et ouvre sur l’incertitude. La petitesse de la sculpture change complètement le positionnement du spectateur par rapport à la scène. Les deux jeunes ne se regardent pas, ils sont proches et intrigants. L’important se trouve en fait dans leur dos, la main du garçon saisit le poignet de la fille. Pourquoi ? Arrêt sur image, le spectateur peut alors se retrouver voyeur d’un détail, du drame ou du bonheur d’une relation. C’est ici que gît cette grande nouveauté de l’approche de Ron Mueck. Les êtres ne sont plus apposés, ils sont liés et communiquent par des gestes silencieux.

[*Trois sculptures du sous-sol, une mise en scène de questions spirituelles.*]

Avec Drift (« Dérive »), Youth et Man in a Boat, Ron Mueck entre dans la question du spirituel et propose non pas une réponse, mais des approches aux multiples facettes.

Pour Drift, il a fait construire deux murs coupant la grande salle d’exposition, séparés par une baie d’entrée, les murs étant d’un bleu tendre et familier. Deux bancs, les seuls de l’expo, s’y trouvent. Le moindre mot ou claquement de chaussure résonne. Sans nul doute, on est dans un espace du genre chapelle.

Verticalement au mur, un homme sur un matelas de piscine, presque nu avec uniquement un boxer et dont les yeux sont cachés par des lunettes de soleil ; c’est le seul de l’expo dont on ne voit pas le regard. Il est volontairement accroché à la hauteur des crucifix des chapelles, on lève les yeux vers lui. Un Christ des temps modernes ? Un boxer pop à la place du périzonium, ce tissu spécifique autour des reins ? Lire article V&D sur la nudité dans une exposition http://www.voir-et-dire.net/?Thomas-Millet-Sans-gravite. C’est un homme de la société du divertissement, non dans la souffrance mais dans la jouissance nonchalante, à la spiritualité vide. Le sujet est traité à la David Hockney, avec ses piscines californiennes ou à la Martin Parr. Le titre exprime une certaine ambiguïté : la dérive peut être celle du matelas sur l’eau, d’où la couleur du mur, ce que l’on pourrait observer en s’imaginant en spectateur surplombant le sujet donc le jugeant matériellement ; dérive peut aussi désigner la société à laquelle l’homme appartient, ce qui est un jugement moral. En puisant dans les codes spirituels, Ron Mueck se fait probablement moraliste, mais il ne tranche pas.

Avec Youth, disposée muséographiquement à l’opposé de Drift, Ron Mueck initie un heurt des références : la violence des adolescents dans les quartiers ; la question du multiculturalisme dont parlent si souvent les autres plasticiens anglais, Gilbert et Georges ; la référence christique, avec le côté droit transpercé ; la liberté d’interprétation du Caravage (avec le tableau « L’incrédulité de saint Thomas »). Ici la beauté énigmatique de cette petite sculpture provoque la recherche d’une interprétation. C’est peut-être là où réside la question du spirituel chez l’artiste. Un martyr ou un blessé de plus dans une société raciste ?

Avec Man in a Boat, Ron Mueck place un homme nu, très petit, dans une barque réelle sans rames. Sans vêtement, le personnage n’est pas situé, ni socialement ni temporellement. Chez l’artiste, cela incarne une idée, une image, un stéréotype comme dans l’autre statue de l’exposition : une femme nue transportant un fardeau de bois et symbolisant la femme forte. Contrairement aux autres corps, l’homme dans le bateau exprime, par sa torsion, une inquiétude que soulignent le regard ou les plis du visage. Une référence à la symbolique du passage du Styx, pour un mort ? Un questionnement sur le sens de la vie avec cette barque ? Sur l’au-delà de la mort ? Le sens est ouvert et le fait de l’avoir placé à mi-distance entre Drift et Youth ne fait qu’amplifier le déséquilibre entre plaisir visuel et non-réponse aux questions se trouvant derrière l’œuvre.

On peut souscrire à l’analyse du critique Robert Storr selon laquelle chez Ron Mueck

« il s’agit d’un genre d’« art de genre » caractéristique de la fin du XXe et du début du XXIe siècle : l’évocation emphatiquement corporelle, visuellement excessive et, dans le cas de Mueck, incroyablement tactile, de choses qui pourraient s’être passées sans avoir jamais vraiment eu lieu, de l’alternance d’un monde vraisemblable et d’un monde marginalement – si ce n’est totalement –invraisemblable, deux mondes qui sont, de manière envoûtante et même oppressante, similaires au nôtre. Des sculptures sur la solitude, sur le décalage entre la façon dont nous nous sentons et celle dont nous apparaissons aux autres [2] ».

Mais y a bien plus que cela dans l’œuvre de cet artiste qui ne comprend à ce jour que 38 pièces, tant il faut de temps pour les réaliser et tant ce créateur est perfectionniste ! De la solitude à la relation entre deux êtres, l’esprit de création de Ron Mueck « dérive » désormais vers des questions autrement spirituelles, sa référence au Caravage n’est pas neutre.
Jean Deuzèmes

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