V&D : La pièce « Forêt » que vous présentez à Saint-Merry durant l’été 2010 intrigue par sa technique, par l’imaginaire qu’elle traduit, par sa place.
Forêt : le titre est explicite ! Après l’imaginaire de la forêt inquiétante et magique à la fois (l’épopée médiévale du Roi Arthur), celle joyeuse de la Flûte enchantée, celle plus héroïque des romantiques, vous en ouvrez un autre, le vôtre. Quel est-il ?
Eva Jospin : La forêt, c’est un peu comme un film d’amour au cinéma. Cela parle à tout le monde. C’est un sujet fort, un sujet vaste. Chacun en garde un souvenir : un lieu, une histoire, sa propre histoire, etc. Parler de forêt a une dimension générale, voire universelle dans le monde européen.
Dans les contes, on s’y perd, on s’y retrouve. Il en est ainsi aussi dans la vie. Les forêts des mythologies nordiques si importantes auparavant ont disparu. Il s’y joue très souvent, voire surtout, un rapport à l’enfance. La forêt est donc marquée par la nostalgie. Pour moi, c’est un marqueur, une référence qui immédiatement parle à chacun.
Dans le travail de perspective que nous a légué la Renaissance, on parle de ligne de fuite des paysages. Dans la forêt, c’est totalement différent, on n’a ni horizon ni repère. En regardant devant ou derrière soi, tout est caché. Le monde est autre.
V&D : Quel lien faites-vous avec la peinture de la Renaissance ?
Eva Jospin : Mes forêts s’insèrent dans la tradition du dessin, de la gravure, de la marqueterie, de la tapisserie. Ce n’est pas un art désuet, mais une forme résiduelle de la tradition artistique. Je me sens entre peinture et sculpture. Les bords nets et francs sont des références à la peinture, un peu comme dans le all over. Un tableau de Pollock pourrait continuer ; or il s’arrête pour que l’imagination puisse faire son travail et le poursuivre. Ma manière de faire les Forêts est donc une manière cachée de rappeler que les arts sont liés.
V&D : Du plat à la troisième dimension, vous faites penser à l’évolution des œuvres de Franck Stella.
Eva Jospin : Je suis en fait un peintre qui ne peut se résoudre à ce que le plat soit dissocié de la troisième dimension. Je suis bien dans l’entre-deux.
Stella peint des volumes plats.
V&D : Le carton ondulé. D’un matériau banal vous faites un médium étonnant puisqu’il est la toile, la couleur, la profondeur. Seriez-vous dans la lignée de l’Arte Povera ? Ou une artiste de notre époque à la recherche de durable, par recyclage ? Qu’est-ce que vous aimez dans ce matériau travaillé si diversement ?
Eva Jospin : Le carton fait l’unité de mon travail. C’est comme si la matière avait une mémoire. Le carton est le produit final du travail de la trituration du bois.
Oui, certains peuvent voir des parentés avec l’Arte Povera, et notamment Penone. Mais c’est en fait tout autre chose. Je me suis imprégnée de ce mouvement, mais pour aller ailleurs.
Source : Giuseppe Penone. Source Internet
Les auteurs ne m’ont pas portée, je les ai lus après comme Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau. Ce dernier porte une nostalgie de retour vers la nature. Or c’est faux, cette quête est erronée. Ce qui est perdu l’est définitivement. S’il y a retour aux sources, à quelque chose de primordial, cela doit être vers quelque chose que l’on a à fabriquer soi-même.
Dans mes Forêts, l’illusion est visible à l’œil nu et c’est de là que naît la profondeur. Ce que je fais ne relève pas du décor. En revanche, c’est une référence forte au théâtre et à sa puissance d’illusion. Sur scène comme dans mes Forêts, on affiche cette illusion ; on est dans le vrai car on ne s’en cache pas. C’est d’ailleurs le propre de la peinture.
Dans la peinture figurative, on cadre le sujet. Dans l’abstraction, on ouvre sur d’autres formes imaginaires qui vont bien au-delà du cadre. Dans l’espace réduit de la forêt représentée, on croit à quelque chose, on fait confiance à l’imaginaire qui peut se déployer. Je parle d’imaginaire et non d’inconscient, qui lui nous échappe et fait son propre travail…
V&D : Alors ce travail sur le carton ? Et l’atelier ?
Eva Jospin : J’ai un rapport physique avec cette matière. Cela prend beaucoup de temps. Je suis dans la tension quand je crée, je me vide. C’est quelque chose de très précieux, un temps presqu’infini. J’ai alors une sensation d’infini dans cet acte de création.
Je pars du détail pour entrer ensuite dans une perspective plus large. Je crée ainsi dans la perte des repères, même si je sais depuis quel point de vue je souhaite qu’on regarde l’œuvre qui surgira in fine. Je superpose, j’accumule dans tous les sens. Il y a de l’anarchisme dans un cadre clair.
Ceux qui regardent ne voient pas l’atelier. Par contre, je suis persuadée qu’ils perçoivent l’accumulation et la tension qui ont présidé à ma création.
Toutes les Forêts sont différentes, il existe au départ une intention et un rapport à l’espace. Comme je travaille par couches, le point de vue ne m’apparaît réellement qu’à la fin. J’aime ce temps qui passe, où les choses ne sont pas finies, sont en attente de sens. Celui-ci ne se révèle qu’à la fin.
Le mot soin est un peu à la mode. Mais il s’applique pleinement à mon travail. Je prends soin de l’œuvre en gestation Ce n’est pas par souci de la perfection, car celle-ci est impossible avec ce type de matériau. Le soin semble dérisoire, absurde. Et pourtant… On en revient au geste, au plaisir de la création, au temps passé à la création.
V&D : Et l’Arte Povera ?
Eva Jospin : Je n’en fais pas partie. C’étaient des sortes d’alchimistes qui voulaient revenir au cœur de la matière. Ils rassemblaient des éléments semblant s’opposer, comme le mou et le dur, le minéral et l’organique. J’ai le souvenir d’une œuvre de Calzolari qui partit d’un matelas, c’est-à-dire de quelque chose de mou où l’on peut s’enfoncer, et qui le transforma en sculpture rigide par une opération de givrage ! Ce sont les seuls qui ont voulu se confronter au sublime, et ils l’ont atteint souvent en assurant la coexistence d’éléments matériels contraires. En fait ils ré-exploraient des siècles d’art italien.
Source : Pier Paolo Calzolari . Source Internet
De mon côté, je travaille plutôt avec des contraires symboliques (enfance/nostalgie impossible, détail/sens, strates de temps/éphémère, etc.). Avec le carton et le thème de la forêt, je suis dans le merveilleux, dans un certain rapport à l’enfance. En allant chercher du matériau pas sérieux, pas noble, en le transmutant, il y a peut-être aussi une recherche de sublime ; je ne sais.
Je poursuis peut-être certaines voies de l’Arte Povera, mais je ne m’y réfère pas.
En revanche, je cherche une sorte de condensé de diverses pratiques de l’art européen.
V&D : Proximités culturelles, votre œuvre est poétique et mystérieuse. À quel univers culturel (littérature, arts visuels, arts musicaux, Italie, etc.) aimez-vous l’associer quand vous créez ?
Eva Jospin : Dans le travail de l’atelier, j’oublie tout, je me concentre complètement. Et j’en oublie mes intentions, mes idées !
Je suis en quelque sorte l’instrument de ce que je veux voir in fine. Je porte une image, une forêt advient. Quand on travaille, on ne sait plus qui on est.
Une analogie de ce type de travail se trouve chez les moines tibétains quand il font ces splendides tableaux de sable de la déïté : la méditation accompagne le moine créateur qui est dans la concentration la plus extrême ; le résultat devient support de méditation pour d’autres. Ils ont en outre une démarche radicale : ils soufflent dessus peu de temps après. On est dans le temporaire. J’aime aussi que mon travail relève d’un certain éphémère, car le carton n’est pas éternel !
V&D : Une forêt dans une église : Vous avez immédiatement choisi comme lieu d’exposition, la chapelle de Saint-Jean. Pourquoi ? Comment percevez-vous la place de votre œuvre dans cette église du gothique flamboyant ?
Eva Jospin : J’aborde la question différemment. En effet, il y a de l’architecture dans mon travail, même si ce n’est pas l’objet. J’avais le désir de confronter ces Forêts à de la très belle architecture, non pas sous forme d’une installation, mais comme un acte de construction. Dans les églises, on a un mélange incroyable d’architecture et d’ornementation d’époques très différentes. Il y a de la juxtaposition, de l’accumulation. Et cela fonctionne bien, jusqu’à créer la mémoire d’un lieu.
Dans mon travail c’est un peu pareil. Des couches s’agrègent les unes aux autres, jusqu’à former une image finale où tout prend corps.
Il existe bien une analogie entre la construction d’une église et mon travail. C’est du temps par couche que l’on a sous les yeux.Une église me renvoie à mes fantasmes de construction.
V&D : Accepteriez-vous de faire un autre travail plus pérenne pour Saint-Merry, dans cet esprit ?
Silence
Eva Jospin : Oui
Jean Deuzèmes
Entretien V&D 29 juillet 2010
Pour aller plus loin sur certains points abordés dans l’entretien :
Depuis la Renaissance et la définition qu’en donne Alberti dans son Traité de la peinture (1425), le tableau est « une fenêtre ouverte sur le monde », un espace fictif creusé dans le mur. La matérialité de la toile est niée pour mieux pénétrer dans le monde imaginaire proposé. Avec ses Shaped Canevas, Frank Stella affirme au contraire la réalité matérielle du tableau. Le tableau n’a plus à être interprété en tant que métaphore, il doit être regardé littéralement.
« What you see is what you see » - ce que vous voyez est ce que vous voyez -, déclarait Stella dans un entretien : il n’y a rien d’autre à découvrir qu’une surface qui se découpe sur un mur et indique, en négatif, l’espace autour de lui.
Ainsi, avec Stella, le tableau devient un objet dont la fonction est de révéler l’espace environnant, ce que Donald Judd appellera un « objet spécifique », terme qui deviendra un concept central du Minimalisme.’’
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