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Ignace Berten. Peinture, éthique et spiritualité chez Maxim Kantor



Conférence donnée lors du vernissage de l’exposition « La traversée de la mer Rouge » à Saint-Merry le 25 avril 2012.

« Maxim Kantor : La peinture comme contribution éthique et spirituelle à une vie sensée en société ».

Ignace Berten , O.P. de Bruxelles, théologien, propose une lecture simple et passionnante de l’œuvre expressionniste de Maxim Kantor dont il est un fin connaisseur. Il rend compte de son basculement progressif du politique vers le spirituel et de l’enrichissement d’une pensée artistique qui n’en garde pas moins sa cohérence, car toujours ancrée dans la société. Il nous emmène au centre des recherches de cet artiste humaniste, de son projet, de ses sujets et de sa symbolique.

Texte du conférencier accompagné du diaporama projeté.

Je n’ai pas l’intention de vous introduire à l’ensemble de l’œuvre peinte et gravée de Maxim Kantor. Michel le fait mieux que moi. Cette oeuvre est considérable et variée, mais très cohérente. Je vous propose plutôt une lecture sélective de son œuvre comme contribution éthique et spirituelle à une vie sensée en société. Je serai par moment assez personnel.

Maxim Kantor est né et a grandi à Moscou au sein d’un milieu familial qui a contribué à forger son esprit libre. Il a connu un attachement profond à ses parents /1/ Parents (2002), et en particulier à son père, esprit très libre, intellectuel dissident, aujourd’hui décédé /2/ Père (2002). Il m’en disait ceci, alors que ce dernier vivait encore :

« C’est un homme très sage et bon, philosophe et historien ; il me lisait la Bible quand j’étais petit. Il est croyant et c’est un penseur chrétien. »

Mais Maxim lui-même n’adhérait pas à la foi. Ce n’est que plus récemment qu’il vient à la foi chrétienne, plus précisément sous sa forme catholique, mais avec une adhésion très libre. Ce chemin personnel s’exprime progressivement à travers son art.

Je voudrais donc vous introduire ici à la dimension humaniste, morale et spirituelle de l’œuvre de Kantor, à partir du thème de cette exposition « La traversée de la mer Rouge ». Celui-ci souligne la grande responsabilité sociétale des artistes.

« Je suis convaincu, m’écrit-il, que seul ce type d’art peut aider notre société à surmonter sa crise intellectuelle et morale. » « Je crois que, par là, je peux influencer et aider les gens »

La critique du totalitarisme

Kantor fait ses débuts comme artiste au sein d’un groupe d’artistes dissidents qui se réunissent en un lieu qu’ils appellent /3/ La maison rouge (1984). Cette maison rouge, signe d’indépendance et de liberté, est très souvent présente dans ses œuvres.

Les premières œuvres de Kantor, peintures, eaux-fortes et gravures sont l’expression d’une critique sans concession du totalitarisme soviétique. /4/ Politburo (1982) + /5/ Prison.

Mais assez rapidement, après 1989 et la libération de ce totalitarisme, c’est la déception et la révolte. Le capitalisme libéral est un nouveau totalitarisme qui écrase l’humain. Un totalitarisme a succédé à un autre : /6/ Capitalisme et communisme (2010). L’opulence tapageuse des riches à Moscou, qui côtoie la misère de toute une partie de la population, lui est insupportable. Conférence à Oxford, 2011 :

« Lorsque le mur de Berlin s’écroula en 1989, pour beaucoup c’était l’aube évidente du triomphe de la démocratie. [...] L’humanité, pensait-on largement, allait maintenant s’ouvrir à l’harmonie sociale. Après tout, tous les maux et guerres du monde ne s’enracinaient-ils pas dans la confrontation entre la dictature soviétique et la démocratie occidentale ?
Maintenant que la forteresse du socialisme, et avec elle l’Empire soviétique, a été vaincue et réduite en pièces, les forces conjointes de la démocratie, du capitalisme financier, du postmodernisme et du marché libre vont apporter liberté et bonheur à chaque famille. [...]

Il est évident aujourd’hui que les objectifs définis il y a vingt cinq ans n’ont pas été atteints. La victoire a été saluée, mais ses fruits ont aujourd’hui un goût amer : guerre, désastre, maladie et pauvreté sont davantage répandus dans le monde qu’ils ne l’étaient à l’époque. »

/7/ Société ouverte (2002) + /8/ Structure de la démocratie (2004)
Dans cette société violente et manipulatrice, c’est finalement l’être humain lui-même qui est brisé et comme réduit en pièces. /9/ Ecce Homo

La compassion avec les souffrants

Cette critique souvent violente et très noire de la société, telle qu’elle apparaît à l’exposition Vulcanus Atlas, au musée du Montmartre, n’est pas du nihilisme, comme chez certains artistes contemporains.

Elle est l’autre face d’une extrême sensibilité au malheur dont les gens sont victimes, malheur évoqué par de nombreuses toiles et gravures, expression d’une profonde compassion vis-à-vis des gens.
/10/ Pauvres gens (2000) (maison rouge) dont les habits sont de la même texture que la poubelle + /11/ Hôpital (1988) + /12/ Salle d’attente (1985)

Et symboliquement : /13/ Treize chiens de rue (2004). Les chiens tellement présents dans ses toiles, ces chiens errants des villes russes qui incarnent de quelque manière l’errance des gens abandonnés à eux-mêmes, perdus et sans repère, dans une société qui se construit contre eux.

La démarche chrétienne

Aujourd’hui Kantor se dit chrétien et plus précisément catholique. C’est une longue démarche qui s’exprime progressivement dans son œuvre.
La première toile explicite est /14/ Tête de Jean-Baptiste (2003), contextualisée par la violence présente de la société.
Kantor est touché par la figure de /15/ Jean-Paul II (2005), sa souffrance et son désarroi face à la violence du monde, à la perte de sens. Son visage apparaît de nombreuses fois dans ses toiles.
Jugement éthique sur la société et dimension religieuse s’interpénètrent dans certaines toiles. /16/ New Empire

En ce temps pascal, je m’arrêterai sur quelques toiles qui précisément évoquent le mystère pascal. Certaines œuvres de Kantor sont d’un réalisme expressionniste un peu brutal, plus dans son œuvre gravée que dans sa peinture. D’autres par contre, très symboliques, sont beaucoup plus douces ou apaisées. Je pense qu’il importe de les recevoir dans leur complémentarité dialectique.

Deux éléments paysagers sont très fréquents : les arbres, souvent dénudés, en hiver et la nuit /17/ Arbre la nuit (2005), qui évoquent peut-être la crise de notre humanité. Et il y a aussi, je l’ai déjà signalé, les chiens de rue : /18/ Chiens l’hiver (2005), expression d’une humanité désorientée, laissée à elle-même, perdue. Ici encore la nuit, l’hiver et avec des arbres dénudés.

Ces deux symboles sont repris et reçoivent de Kantor une dimension proprement spirituelle et évangélique. Deux toiles sont particulièrement parlantes à cet égard.
La première /19/ Trois arbres (2009). Pour Kantor il s’agit en fait d’un calvaire. Au centre le Christ, à droite le bon larron, à gauche l’autre malfaiteur, et cependant, la suggestion d’une espérance malgré tout…

Avant de passer à la seconde de ces images, je m’arrête sur une toile difficile qui, parce qu’elle fait scandale pour certains, n’a pu être exposée ici : /20/ Crucifixion (2007). Le 6 avril 2007, Maxim m’écrit :

« Maintenant, je suis en train de peindre le Christ sur la croix : c’est la première fois dans ma vie que j’ose faire cela. »

Et le 21 avril, mardi de Pâques, il m’envoie une photo du tableau encore sur son chevalet. Quelques jours plus tard, il me le commente :

« Je craignais de te l’envoyer, car je n’étais pas sûr que tu puisses être d’accord avec ma conception de l’image. C’est avec tout mon amour et mon cœur que j’ai essayé de dépeindre sa face – mais certainement, j’ai davantage peint l’homme que Dieu. Ou peut-être le degré de souffrance ainsi dépeint était-il trop évident pour Dieu. Je serais heureux de montrer cette peinture dans une église – mais je pense qu’aucune église ne voudra l’accepter. »

Nous l’avons exposée dans l’église de notre communauté à Bruxelles… Et certains en ont été scandalisés.

Deux textes bibliques me sont tout de suite venus à l’esprit :

« Les foules ont été horrifiées à son sujet : à ce point détruite, son apparence n’était plus celle d’un homme, et son aspect n’était plus celui des fils d’Adam. » (Is 52,14)

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? J’ai beau rugir, mon salut reste loin. [...] Je suis un ver et non plus un homme, injurié par les gens. » (Ps 22,2 et 7).

Le Christ est nu, comme presque certainement il l’était. Une chose est sûre : l’homme qui était enseveli dans le saint suaire, que ce soit Jésus lui-même ou non, était nu.

L’image est très dure. Le visage est dur. Mais il nous regarde, comme s’il nous demandait, à la suite de la lamentation de Jérémie : « Mon peuple, que t’ai-je fait ? »

Et remarquez deux éléments importants. D’une part : la tête de mort au sol, signe de la victoire sur la mort ; et le fond jaune, lumineux, annonce déjà de la résurrection.

J’en arrive à la deuxième toile symbolique : /21/ Nuit d’hiver (2002). L’hiver, la nuit, la neige, les arbres, les chiens, la maison rouge… Tous les symboles préférés de Kantor s’y retrouvent. On peut comprendre cette composition comme une parabole du samedi saint. C’est la nuit et le froid de l’hiver : l’attente et l’espérance des disciples se sont effondrées. Les chiens qui tournent en rond, comme les disciples désorientés, désaxés. Et pourtant parmi ces chiens, il en est un différent, à contresens. Dans cette nuit et cette perte de sens, mystérieusement, le Christ est déjà présent, mais les disciples ne le reconnaissent pas encore… Et à l’arrière, se dresse la maison rouge, signe de résistance et d’espérance.

Le troisième temps de l’événement pascal est celui de la résurrection de Jésus. Ce n’est qu’indirectement qu’elle est évoquée par Kantor, dans /22/ Procession pascale (2010). Ce ne sont plus les chiens errants, mais c’est tout un peuple debout, en marche, et qui monte jusque dans le ciel, un peuple réconcilié : église orthodoxe et église catholique. Les chiens ne sont plus errants, abandonnés à eux-mêmes, mais ils participent à la vie et à la joie du peuple ressuscité. Et comme bien souvent dans ses compositions, Kantor s’est représenté lui-même dans la foule, mais aussi son père, décédé, et pourtant vivant parmi les vivants.

L’une des dernières œuvres de Kantor est /23/ La traversée de la mer Rouge (2012) : tout un peuple en marche, comme entraîné vers l’avant, à travers la mer, cette mer qui est aussi l’abîme, force du mal qui risque d’engloutir l’humanité. Par ses cris il ne semble pas encore oser croire pleinement à la libération. Mais il est en marche. Peut-être expression de la création qui gémit dans les douleurs d’un enfantement (Rm 8,22). Mais aussi expression de la difficile marche de l’espérance, qui est la nôtre, dans un monde violent, où les forces économiques cyniques et aveugles font tant souffrir et semblent pour beaucoup fermer tout avenir.

Je ne résiste pas à vous montrer une dernière image : le tableau de /24/ Saint Dominique (2010) que Maxim a peint pour notre église Saint-Dominique à Bruxelles. Iconographie traditionnelle : Dominique accompagné d’un chien. Reprise du thème du chien. Bonne nouvelle pour les hommes et femmes en détresse et en recherche de sens.

Merci à Maxim pour sa dure lucidité sur notre société, pour sa sensibilité à l’humanité des victimes et des souffrants, pour sa posture morale, pour sa pénétration du drame de la croix et son espérance fondée sur la résurrection !

Ignace Berten, O.P.

Sur le site de V&D, lire

Présentation du tableau donné à Saint-Merry : Merry Cathedral (2015)>>>

Exposition : La traversée de la mer Rouge (Avril-Mai 2012)>>>

Exposition : Vulcanus - Atlas (Avril-Mai 2012)>>>

Entretien avec l’artiste (Avril 2011)>>>

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Les photos utilisées dans cet article correspondent à des œuvres de formats très différents, souvent importants (jusqu’à 2,3m x 2 m). La taille des vignettes relève simplement d’un choix de mise en page.

Vous pouvez examiner le diaporama d’Ignace Berten, à votre rythme, après l’avoir téléchargé.

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