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Erik Kessels. Album Beauty. // Arles 2013



A l’heure du numérique et des stockages de photos en ligne, de quoi témoignent les vieux albums familiaux de photos remplis de clichés d’amateur ? Curieuse question mais étonnantes réponses d’un grand photographe de la pub.

Parmi les multiples expositions des Rencontres d’Arles Photographie 2013, Arles in Black, il en fut une qui a attiré la curiosité de nombreux visiteurs. Présentée au Palais de l’Archevêché, elle tenait plus de l’installation que de l’expo photo habituelle. Avec un regard original, Erik Kessels y développait une véritable réflexion visuelle à caractère anthropologique sur la fonction de la photo amateur et sur la composition des albums, une passion banale chez de nombreuses familles, bien avant l’arrivée du numérique, bien avant le scrapbooking, devenu ce divertissement très actuel prenant parfois des formes frénétiques comme au Japon.

Erik Kessels est un photographe international qui aime aussi collectionner des albums anonymes, chinés partout sur la planète. Pour la rencontre d’Arles, il a construit un parcours étonnant utilisant des pages choisies d’albums, agrandies et collées sur des supports les plus variables, recréant en 3D l’imaginaire des mises en page des albums. L’objet était tout autant les photos en N&B renvoyant à un passé imprécis que le dévoilement des comportements humains, la manière dont on consigne par l’image les grands et petits évènements de la vie, la naissance, la mort, l’amitié, la compétition, la beauté, la sexualité chez des individus dont on ne connaît pas les noms, seulement parfois les prénoms, et encore moins le fil de leur vie. De ces images d’amateurs, de milieu populaire, il a fait une œuvre tenant de l’ethnologie, souvent cocasse et tendre, mais sans raillerie. Alors que dans son activité professionnelle, Erik Kessels cultive la perfection, il valorisait à Arles l’imperfection du cliché amateur anonyme et dressait implicitement un hommage au talent de ces inconnus qui n’ont pas imaginé être exposés ! Il les faisait revivre.

[**Hélène : une double page en paravent*]

Quand on débute une relation amoureuse, la passion envahit l’esprit ; cela a une traduction dans les albums : l’être aimé est présenté en pleine page, sans aucune référence au lieu voire même à la date de la photo. Si la relation débouche sur un mariage, l’être aimé prend progressivement moins de place dans les albums ; le couple apparaît sur des fonds de paysages tandis que les mentions d’évènements sont mentionnées. Et des décennies plus tard, les photos portent simplement sur des visites datées de lieux, sans présence du couple ! La passion a disparu et les souvenirs ont changé de nature.

[**Des murs d’enfants*]

L’enfant prend une place considérable dans les albums, mais pas à tous les âges car c’est le bambin qui est la figure dominante. Dans certains cas, le couple se montre dignement en vis-à-vis, comme s’il fallait surligner et consigner le sens de la famille. Lors des grands rites de passage, notamment la communion solennelle, le jeune s’affiche de multiples fois avec tous les invités qui deviennent autant de témoins liés par la vertu de la photographie à cet engagement.

[**Le ciseau, un outil précieux pour tronquer les souvenirs*]

Lorsque un engagement humain est rompu, notamment lors des divorces, les personnages sont découpés ! Ainsi cette femme a voulu restée pleine et entière dans la photo et a donc été obligée de garder un bout de bras de son ex-conjoint ! La pratique du découpage des visages prend de multiples formes lorsque les haines familiales se déchainent tandis que les photos doivent demeurer dans les albums. Erik Kessels n’a donc pas hésité à proposer des clichés mutilés grandeur nature pour nous amuser de cette violence.

[**Rendre visibles d’autres amours*]

L’animal familier peut prendre aussi une très grande importance dans les albums ; mais comme le sujet ne peut s’exprimer, les commentaires sont alors étonnement prolixes, signe que le chien ou le chat sont assimilés à l’enfant, jusqu’à désigner le maître, « papa ».

[**Au-delà du ton sur ton, le décor sur décor : une autre conception de la beauté*]

Les photographes amateurs se posent des questions esthétiques et de cadrage et donnent des réponses simples : ainsi une robe avec des feuilles ou un corsage de fleurs seront appréhendés sur un fond de feuillages pour souligner l’analogie. Chez l’amateur, la réflexion sur la beauté en photo se joue dans ces mises en scène prosaïques.

[**Quand les ratés ou les altérations acquièrent le statut du beau.*]

Mais il est des pages plus touchantes encore que d’autres, lorsque les photographes ont conscience de la mauvaise qualité de leurs clichés, qu’ils aient été pliés ou altérés, ou encore se trouvent en fin de bobine. Et cependant, ces amateurs ont inclus ces documents dans leurs albums, tant l’événement, les personnes ont d’importance dans des histoires personnelles dont on ne connaît rien. Plutôt le médiocre tirage que l’oubli ! L’imperfection se fait originalité et ouvre sur un champ esthétique autre, un peu comme le gros grain des tirages photo chez les professionnels. Avec ses pleins panneaux, Erik Kessels oblige à voir autrement les défauts.

Il y avait peut-être un brin de nostalgie dans cette expo de l’été 2013, mais la scénographie de Erik Kessels transformait les jugements a priori. On se plait à penser que les techniques numériques et notamment la banalisation du traitement Photoshop, compensant les faiblesses techniques, pourtant si attachantes, ont dû enrichir la conception des albums d’amateur. Mais on ne les trouve pas encore sur les marchés aux puces !

Ce type d’exposition rappelle surtout à quel point l’album de famille est un dépositaire de la vie familiale et des aventures individuelles et demeure au-delà de la mort. Certes ces signes sont difficilement compréhensibles, car généralement l’album était commenté de vive voix et non par écrit ou se feuilletait dans le silence. Si Erik Kessels a réussi à attirer l’attention sur ces individus en société, pris en un moment et un lieu désormais inconnus, c’est que ces albums referment un peu d’universel. Il a redonné une vie à des personnages à la manière des photos en sous-verre de certaines pierres tombales qui nous regardent …

Cindy Sherman, Une autre approche des albums familiaux

Coïncidence des grandes expositions, la Biennale de Venise avait laissé carte blanche à la photographe Cindy Sherman, la grande questionneuse des identités. Or, celle-ci a exposé en vitrine, simplement ouverts, une douzaine d’albums de famille, eux aussi d’inconnus.
Cette mise en scène un peu sèche défendait une vision d’une étrange beauté comme dans les anciens cabinets de curiosité des grandes familles cultivées. Point commun avec Erik Kessels, elle considère que ces pièces anonymes d’histoires familiales et personnelles méritent une place dans les grandes manifestations d’art du XXIesiècle.

Erik Kessels. 24Hrs of Photos

A côté de son exposition, American Beauty, Erik Kessels proposait aussi à Arles une réflexion toute aussi puissante sur l’image et son déferlement dans notre monde contemporain. Sachant que le site de partage d’images Flicker fait transiter plus d‘un million de clichés par jour, relevant du domaine public et de la sphère privée, il avait tiré 350 000 photos (uniquement…) et les avait déversées du premier étage au RdC, en faisant une sorte de montagne d’informations se sédimentant pour une large partie dans l’oubli. Cette œuvre était à classer parmi les Vanités d’un genre nouveau, à désespérer les amateurs alors que la première exposition les valorisait.


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